DUTILLEUX Henri
Henri DUTILLEUX (1916-2013)
2016 : Centenaire de sa naissance
FOYER JOYEUX : Geneviève JOY, Henri DUTILLEUX
Henri DUTILLEUX, site de l’IRCAM
Henri DUTILLEUX, Ars Classical
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Lionel PONS, 2006
Ne boudons pas notre joie de prendre pour une fois la plume, non pas pour déplorer un caprice de la mémoire collective, mais pour rendre hommage à un musicien vivant, ô combien, qui commence à trouver la place qui lui est véritablement due et qui plus est, à l’occasion de son anniversaire. Avec la discrétion qui a toujours été la sienne, Henri Dutilleux vient de fêter (qui le croirait ?) ses 90 ans.
Nulle voix ne s’élève plus pour contester qu’à travers lui, c’est certainement le plus grand compositeur français qu’il nous est donné de saluer. Avec une patience monacale, dans une indépendance choisie, qui s’est même parfois doublée d’un isolement forcé, Dutilleux a forgé et forge encore une musique d’une beauté presque paradoxale, alliant au plus intime la rigueur de la conception et de la forme (de la Passacaille de la Symphonie n° 1 en 1951 au processus de transformation organique et de dilatation de l’instant à l’œuvre dans les Métaboles en 1965) et la correspondance étroite entre les sons et la sphère du rêve (dans le concerto pour violoncelle Tout un monde lointain en 1970 ou dans le Nocturne qui ouvre le quatuor à cordes Ainsi la nuit, composé entre 1971 et 1977). Car derrière l’homme discret, et pour paraphraser Schumann « le poète parle », sans chercher jamais à se livrer aux délices de la musique illustrative. Dutilleux suggère, mais n’impose pas. Lorsqu’il s’inspire de La Nuit étoilée de Van Gogh dans Timbres, Espace, Mouvement (1978), c’est par touches successives, par l’opposition entre les registres qu’il nous plonge au cœur du mystère nocturne, sans s’attarder sur ce qui pourrait devenir une description scolaire, et pourtant tout y est, jusqu’à cette giration lente, éperdue, éternelle et pourtant fugace que le peintre avait su nous faire pressentir.
Étranger à toute chapelle, non pas par dédain, mais parce qu’il sentait clairement où son aspiration esthétique et son instinct poétique devaient d’emblée l’amener (ce qui ne l’a jamais empêché de se remettre constamment en question, de corriger sans cesse et de ne livrer que des œuvres peu nombreuses, mais toutes d’une exceptionnelle densité), Henri Dutilleux garde d’une filiation française, dont la définition reste toujours problématique, le goût d’une expression toujours mesurée, économe jusque dans ses accès paroxystiques, de la prise en compte de la magie du timbre pur et celui, si précieux, d’une liberté qui n’admet de limite que celle où l’œuvre, parvenue à un point d’auto-suffisance, s’émanciperait de sa nécessité poétique. Nul doute que la Symphonie n° 2 « Le Double », achevée en 1959, ne doive à l’esthétique de la variation une part de son architecture, nul doute que le schéma du concerto grosso ne trouve un écho dans la répartition du corpus instrumental en deux groupes ; mais ce que ressent l’auditeur, c’est avant tout la subtilité d’un jeu de miroir, de reflets trompeurs, d’images effacées sitôt entrevues, et cependant le trait toujours incisif, le timbre acéré, le rejet atavique d’un flou émollient qui n’aurait plus rien d’artistique et dans lequel viendraient se dissoudre les aspirations fondamentales de l’homme et de l’artiste. Ne nous y trompons pas, Dutilleux le timide est tout sauf un pourvoyeur de belles images ou de pastels aux contours imprécis : écoutez le premier mouvement de la Sonate pour piano (1948), sa ligne souple et racée, capricieuse mais jamais alanguie, nerveuse sans sécheresse, séduisante dans son raffinement comme dans son absence de superflu, et vous aurez, sans même le réaliser, pénétré l’un des univers sonores les plus riches, les plus secrets et les plus denses que la musique nous ait livrés.
Avec notre gratitude pour le legs vivant et vibrant que vous nous transmettez, recevez, Monsieur Dutilleux, nos souhaits d’heureux anniversaire, en attendant, comme un mystère de l’instant toujours renouvelé, l’œuvre encore à naître. ◊
Le philosophe et poète mystique Gustave Thibon (1903-2001) pensait et gravait dans son titre l’idée que la connaissance des êtres, des choses et des phénomènes, ne peut-être que vision partielle, fulgurance parfois arrachée par l’Homme au Grand Savoir caché du Divin ; en somme, que la Connaissance n’est jamais que l’aveu d’une « ignorance étoilée », pour reprendre le titre de son essai le plus célèbre.
Henri Dutilleux (1916-2013) fait partie, avec Olivier Messiaen (de 8 ans son aîné) et de Pierre Boulez (de 9 ans son cadet) de la triade de créateurs qui ont fait briller l’art de la composition hexagonale le plus intensément et le plus loin de nos frontières.
Sans être un catholique avec « la foi du charbonnier » (pour reprendre une expression chère à Sœur Emmanuelle) chevillée au corps comme Messiaen, ni un athée radical, comme Boulez, Dutilleux n’appartient à aucun dogme confessionnel, à aucune pensée religieuse particulière, si ce n’est celle d’envisager l’acte créateur, comme un geste participant à sa manière, à un rituel sacré et, c’est sans nul doute, en creusant cette idée, que nous trouverons un début de réponse au fait que les titres de la plupart de ses œuvres évoquent : la nuit, l’onirisme, la mémoire, le mystère.
Ce n’est donc pas à une promenade sur des chemins rationnellement balisés que je vous convie ici, mais à une promenade subjective et, je l’espère, élégiaque, dans la forêt sacrée de son œuvre ; étoilée des quelques fulgurances émotionnelles que cette musique nous laisse généreusement entrevoir.
La première halte se passe à Niort en 1985 où, chez une aussi adorable qu’inconnue professeure de chant, je me retrouve avec en mains les partitions des quatre mélodies de jeunesse du Maître de l’ombre et du silence.
Plaisir quasi coupable de savoir que l’on a entre les doigts des partitions rejetées depuis l’édition de la Sonate op. 1. Plaisir auquel s’ajoute celui de voir et d’entendre d’où vient son op.1, justement. J’accompagnais alors au piano la deuxième (Pour une amie perdue) et la quatrième (Fantasio), et je chantais la troisième (Regards sur l’Infini), de loin celle des quatre qui nous annonce le plus d’éléments thématiques et musicaux de la maturité, et la seule des quatre dont l’auteur du poème (Anna de Noailles) résonne encore à nos oreilles contemporaines si peu enclines à d’émouvoir de poésie.
Avant leur entrée au purgatoire voulu par le compositeur au moment où il décida que rien de ce qu’il avait composé avant sa Sonate op.1 n’était digne d’intérêt et ne devait plus être joué, ces quatre mélodies firent pourtant le bonheur du public avisé des concerts du merveilleux duo fraternel que formaient Charles (1896-1976) et Magdeleine Panzera (1893-1983), dédicataires de l’œuvre, et aussi le mien, découvrant une quarantaine d’année plus tard sur des étagères poussiéreuses d’une vieille bibliothèque musicale d’une professeure de chant de province, ces partitions quasiment injouées depuis 1943, date où bien des regards se perdirent dans l’infini de divers abîmes, ce qui ne fut assurément pas le cas des époux Dutilleux.
c’est par ces mots que se terminent ces Regards sur l’Infini de Anna de Noailles qui inspirent à Dutilleux une mélodie d’une poignante réussite. Un an avant La Geôle, sur un poème de Jean Cassou, la magnifique orchestration de Prière pour nous autres charnels de Jehan Alain, et deux ans avant La Chanson de la déportée, le compositeur témoigne d’un attachement profond envers les vissicitudes de l’humaine condition, et, même si dans ces œuvres de maturité, cela apparaîtra moins explicitement (à l’exception magistrale de The Shadows of Time bien sûr), l’idée d’explorer la mémoire, « l’ombre », « le silence » et « l’énigme » humaine, sera une constante de toute son œuvre. De ses compositions d’extrême jeunesse à ses tous derniers opus, c’est bien là, au-delà de la très profonde évolution du langage musical, ce qui crée l’unité de ton de l’auteur de Ainsi la Nuit, à savoir, un refus toujours affirmé d’une musique futile. A ce propos, lors d’une interview téléphonique qu’il m’accorda en février 1998, ainsi répondait-il à la question suivante : « Il me semble déceler chez vous une influence déterminante des deux guerres mondiales, sur le « côté grave anti-légèreté » de votre Œuvre, qu’en diriez-vous ? »… Réponse du compositeur : « J’ai, en effet, été marqué non seulement par la Seconde Guerre mondiale et les tragédies qu’elle a suscitées, mais, par la première aussi, un « entre deux-guerres » oppressant dans les villes du nord de la France, mutilées, dévastées. Dans ma jeunesse, pourtant heureuse, j’étais un enfant inquiet ; de là, ma réserve à l’égard de la musique des Six à l’aspect frivole qui, plus tard, par réaction, m’a conduit à répudier mes toutes premières et modestes partitions ».
Revenons-y justement, à ce qu’il nomme, à mon sens, d’une façon injuste, ses « premières et modestes partitions » et, en particulier, donc, à, cette mélodie, Regards sur l’Infini. Beaucoup d’éléments constitutifs de son futur langage sont pourtant là, plus qu’en germe.
Sur la forme tout d’abord, la mélodie s’étend sur quatre pages dont trois pages et demi consacrées au texte et la dernière demi-page, un long et bouleversant postlude de piano seul, qui, de prime abord, pourrait paraître dans l’esprit de ceux des lieder de Schumann. Mais, à y regarder de plus près, on s’aperçoit qu’il s’agit, en fait, d’une large amplification d’un motif d’accompagnement du chant, passé quasi inaperçu en plein milieu de celle-ci et, qui se trouve ainsi réinvesti d’un pouvoir évocateur nouveau. On est là, tout à fait dans les prémices de ses obsessions formelles de la maturité, à savoir, les réminiscences et les préfigurations.
Sur le langage musical, on peut là aussi, faire plusieurs constats remarquables. Cette mélodie, d’un tempo indiqué Très calme et très lent, fait entendre des basses en octave et en noires régulières, alors que la main droite (sans doute par souci de figuralisme, pour évoquer les vers suivants : « dans les joies et les peines, dont j’ai connu la suffocante haleine ») fait entendre des syncopes de croches à chaque fois suivies de silences et répartit, entre main droite et main gauche, une ligne mélodique contrepointant la voix principale.
Nous sommes donc, ici, face à une texture polyphonique très dense, assez peu dans l’esprit des accompagnements « traditionnels » des mélodies françaises, mais, bel et bien, dans une des caractéristiques intemporelles des œuvres de Dutilleux, à savoir, une pensée musicale fondamentalement contrapointique.
Par ailleurs, au climax de la mesure 23, on peut remarquer la fugitive présence de plusieurs techniques qu’il exploitera beaucoup par la suite. Tout d’abord, une mesure entière d’accords à la fois majeurs et mineurs, comme ce sera le cas dans tout le premier mouvement de la Sonate pour piano op.1 ainsi que dans le premier mouvement de la Symphonie n°2 « Le Double ». Mais aussi, une écriture en éventail entre partie extrême du piano et, d’autre part, une croissance progressive de la densité harmonique (sur deux mesures, on passe de 4 sons, à 5 et 6 sons pour terminer sur un accord classé de 4 sons (mesures 24-25). Ce travail sur l’épaisseur harmonique (augmentée et diminuée) se retrouvera dans toutes ses œuvres orchestrales à venir, ce qui m’amène à penser que cette mélodie de « jeunesse » ouvre de multiples façons des Regards sur l’Infini. Infini de l’étonnement émerveillé où nous plongent ces précédentes remarques. Abîme infini où l’inconscient à l’œuvre dans le cerveau d’un compositeur laisse entrevoir, sans doute à son insu, des passerelles étoilées entre les différentes étapes de son processus créateur.
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Dans cette promenade dans la « forêt sacrée » de l’auteur de L’Arbre des Songes, la deuxième halte, à lieu au Conservatoire de Poitiers, environ trois ans après la découverte des Quatre Mélodies précédemment évoquées. Nous sommes une douzaine en dernière année de formation musicale, et, ce jour-là, le professeur nous distribue une page photocopiée de quatuor à cordes, inconnu des nous tous, avec quelques trous de notes à compléter dans les parties de premier violon et de violoncelle. En haut de la page, il y a un titre qui nous paraît étrange : Miroir d’espace. À cette époque, (aux alentours de 1987-1988 donc), l’œuvre n’a qu’une dizaine d’années d’existence, et Dutilleux est loin d’être le compositeur le plus répandu sur les ondes radio et dans les programmes de concerts, Ainsi la Nuit, nous est alors complètement inconnu. Ce fut un choc intellectuel et émotionnel incomparable.
Choc intellectuel lorsque nous comprîmes que cette page était construite en écrevisse, exactement comme le rondeau de Guillaume de Machaut (vers 1300-1377) Ma fin est mon commencement), étudié quelques temps auparavant, et, que malgré (où grâce à) cet « archaïsme » d’écriture, l’impression dominante nous apparaissant était celle d’une incroyable modernité. Cette musique remettait en cause, dans nos très jeunes cerveaux formatés par l’idée de progrès continu dans tous les domaines, y compris celui de l’art, l’évidence que pour être moderne il ne faut se servir que de techniques compositionnelles nouvelles. Or dans Ainsi la Nuit, contrairement à la doxa sérialiste en vogue à l’époque, les notes repères sont monnaie courante, l’utilisation du « vieux » contrepoint en éventail et des mouvements en écrevisses aussi, nous l’avons dit. Certes, l’œuvre ne sonne pas du tout de façon tonale ; certes, tous les instruments utilisent tous les modes de jeux inhabituels possibles, alors en vogue dans la musique la plus expérimentale, et c’est bien, justement, ce subtil mélange « d’archaïsme » et de modernité qui nous interpelle et nous amène à ce que Debussy appelait joliment : « la chair nue de l’émotion ».
Mais d’où vient-elle, cette émotion dont la totalité de Ainsi la Nuit nous étreint toujours autant, 37 ans après sa création ? Des jeux de cache-cache de timbres instrumentaux normalement grave jouant aigu et vice et versa ? Des réminiscences et préfigurations de motifs thématiques déjà évoquées et portées ici à leur apogée proustienne ? Des alternances de tempo, de caractère et de modes de jeux semblant donner l’idée d’une telle adéquation avec les titres et les sous-titres ?
La réponse partielle à la question est sans doute un peu dans toutes ces interrogations. Mais aussi, dans l’éthique du compositeur face à son art (qui a toujours privilégié, avec une rare exigence, l’idée qu’il avait de la finition de son œuvre sur le « délai de livraison », mais aussi face au monde (Henri Dutilleux n’a jamais été enfermé dans une vision théologique exclusive comparable à celle d’Olivier Messiaen). Éthique, mais aussi pudeur et modestie, ainsi que cela transparaît dans cette suite d’interview téléphonique déjà évoquée. Voici ce qu’il me répondait à propos de Ainsi la Nuit : « les quatuors Voix intimes de Sibelius, De ma vie de Smetana, Lettres intimes de Janacek, Suite Lyrique de Berg, sont la quintessence de la personnalité de leurs auteurs ; pensez-vous qu’il en soit de même pour votre quatuor ? »
Réponse du compositeur : « Rapprochement sûrement judicieux quant à la « personnalité intime et stylistique » de tous ces compositeurs. Cependant, dans mon projet initial, le contexte de Ainsi la Nuit (de simples études pour quatuor) devait être dépouillé de toute idée métaphysique ou simplement poétique. Ce titre ne s’est imposé qu’après l’achèvement de l’œuvre. »
Je lui pose alors cette deuxième question : « Oui, je sais cela…. Mais, n’est-ce pas justement, parfois quand on fait les choses sans le vouloir qu’elles arrivent le mieux et le plus intensément. Pour ma part, je demeure persuadé que votre quatuor est l’œuvre qui vous « synthétise » le plus intensément, qu’en dites-vous ? »
Réponse laconique du compositeur : «Vous avez peut-être raison ! »… Henri Dutilleux ou l’ignorance étoilée de la faculté d’engendrer, à son insu, une musique d’une extraordinaire poésie et d’une profondeur métaphysique incroyable !…
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La dernière halte à lieu à Caen où le Conservatoire organise une journée Dutilleux, s’achevant par un magnifique concert. C’est la seule fois où nous nous sommes parlés face-à-face, ce fut bref mais intense et, de cette brève rencontre sont nées deux interviews téléphoniques inédites à ce jour. J’avais très envie de lui faire évoquer son épouse, Geneviève Joy, sa façon de composer, The Shadows of Time qu’il venait de terminer. Voici tout d’abord, ce qu’il me disait à propos de son épouse : « Par sa formation au Conservatoire (études d’harmonie, de contrepoint et fugue, classe d’accompagnement au piano, de musique de chambre), filière proche de la mienne, par ses dons particuliers en matière de lecture à vue (réduction de partition d’orchestre) et aussi par une inclination personnelle à découvrir des musiques nouvelles, elle a su développer ma tendance naturelle à m’écarter de l’académisme et cela dès les années quarante à cinquante, car, c’était une interprète prodigieuse d’Albert Roussel, Jehan Alain, André Jolivet, Jean Françaix, Darius Milhaud, Arthur Honegger, Benjamin Britten, Paul Hindemith, Béla Bartók, Anton Webern, Pierre Boulez et même Francis Poulenc, (très éclectique, comme vous voyez !…).
Je lui pose alors cette autre question : « Vous avez passé la majeure partie de votre vie avec Geneviève Joy, et vous avez assez peu écrit pour le piano, quand on connait les très belles réussites que sont Tout un Monde lointain et L’Arbre des songes, on s’étonne et on regrette, à la fois, que vous ne lui ayez pas écrit un concerto pour piano. Pourquoi ? »
Réponse du compositeur : « C’est pour moi un regret, en effet, mais moins grand que de constater dans mon catalogue l’absence d’une véritable « Œuvre pour piano ». L’on ne peut pas dire «l’Œuvre pour piano d’Henri Dutilleux », comme on peut dire « son Œuvre d’orchestre ». Geneviève aurait pourtant été l’interprète idéale. Seulement, je n’étais pas persuadé (après avoir écrit mat Sonate et même Figures de résonances pour 2 pianos) que le piano serait le matériau pouvant me permettre de m’exprimer le mieux. »
Permettez-moi, cher Maître, d’insister post-mortem dans mon désaccord, comment la Sonate, les Figures de résonances, et le Jeu des contraires, ne forment-ils pas à eux seuls un catalogue digne de ce nom ?
Il me semble pourtant que l’œuvre Figures de résonances, est, dans la rare littérature pour 2 pianos, la seule capable de rivaliser avec celles de Messiaen et Boulez, et, que, le Jeu des Contraires, prouve de façon exemplaire que toutes vos techniques compositionnelles de maturité pouvaient s’incarner magistralement aussi dans le piano.
Par ailleurs, j’ai toujours entendu les deux premiers mouvements de la Sonate op.1, comme le prolongement, en rien épigonal, des deux premiers mouvements de la Sonate de Paul Dukas. On trouve dans ces deux œuvres rares, la même incandescence romantique cachée sous une rigueur contrapointique admirable et, surtout, la même façon de nous prendre à la gorge dès les premières secondes par des motifs mélodiques combinant adroitement des contraires (non pas contrapunctiques mais expressifs) à la fois haletants et tendres.
Déjà un Mystère de l’instant, et donc, déjà aussi de subtiles Correspondances entre les œuvres par-delà leurs différences de langage. Ce qui témoigne à la fois d’une personnalité unitaire et indépendante.
Mot qu’il n’aimait guère, comme le montre la réponse à cette question : « Pourquoi être réticent à l’adjectif « indépendant » employé à votre égard par nombre de critiques et de musicologues ? »
Réponse du compositeur : « Je n’aime guère ce qualificatif assez « fourre-tout ». Je préfère l’adjectif « inclassable », car, j’ai conscience d’être très dépendant de mes racines : d’abord de École française, en remontant jusqu’aux polyphonistes de la Renaissance, puis d’influences diverses de Berlioz, plus tard de Debussy, Ravel et Dukas, mais aussi d’influences germaniques avec les deux Écoles de Vienne. »
À propos de son langage musical, justement, voici ce qu’il répondait à mes quelques questions : « Avez-vous conscience d’avoir un langage personnel et cela vous aide-t-il pour composer ou bien, repartez-vous de zéro à chaque fois ? »
Réponse d’Henri Dutilleux : « Je préfère votre deuxième suggestion, repartir à zéro, réinventer de nouvelles règles du jeu à chaque œuvre nouvelle. » Et moi d’enchainer, pourtant : « Je pense que l’on pourrait définir et englober votre Grand Œuvre par deux obsessions majeures, la nuit et l’ombre d’une part, et le mystère et l’onirisme, d’autre part qu’en dites-vous ? »
Réponse : «Je souscris totalement à votre suggestion, quoique moins volontiers pour « ombre » que je remplacerais par « mémoire ». »
A propos de mémoire, cela m’évoque les traces et donc l’idée d’esquisses, à ce propos : « Gardez-vous vos esquisses et si oui, où sont-elles conservées ? »
Réponse : « Je les dois, en principe à la Fondation Paul Sacher, comme mes manuscrits, à Bâle, ceci est stipulé par contrats ».
Il y a un an était créée votre dernière page d’orchestre : « Pourquoi avoir choisi un titre anglais pour The Shadows of Time ? ».
Réponse du compositeur : «L’œuvre est une commande du Boston Symphony Orchestra et, d’autre part, j’ai une préférence pour la sonorité de ce titre en langue anglaise. »
Je reprends le questionnement : « Pourquoi avoir composé cette œuvre à ce moment de votre existence et non avant ou plus tard ? »
Réponse d’Henri Dutilleux : « J’ai commencé à écrire cette œuvre en 1995 où l’on commémorait le cinquantenaire de la fin de la dernière guerre. En 1945, on fêtait la Victoire, mais on vivait des drames coïncidant avec la fin de l’occupation. Ainsi, pour Anne Frank, pour les Enfants d’Izieu, la découverte des camps de la mort, j’ai pensé également en composant cette œuvre à Hiroshima et Nagazaki. Il s’agissait donc, pour moi, (qui suis depuis longtemps un compositeur obsédé par l’idée de la mémoire) d’un « devoir de mémoire » exprimé à travers cette œuvre. »
Arrivé au terme des trois haltes personnelles de ce cheminement dans ma découverte de l’œuvre du compositeur, il faut aussi ajouter, entre la deuxième et troisième halte, les lectures attentives de Henri Dutilleux de Pierrette Mari2, et des entretiens avec Claude Glaymann3, ainsi que le Dutilleux…. La musique des songes de Jeremy Thurlow4 et de Maxime Joos5, la perception du temps musical chez Henri Dutilleux, sans oublier les nombreuses contributions du Henri Dutilleux entre le cristal et la nuée sous la direction de Nicolas Darbon6 et la somme publiée par Pierre Gervasoni7 ; ouvrages merveilleusement savants, qui m’ont tout à la fois éclairé et conforté dans mon amour de cette musique et de ce compositeur. Et je souligne bien « de la musique et du compositeur » car s’il est un créateur auquel la fameuse phrase de Buffon : «le style, c’est l’homme », s’applique on ne peut mieux, c’est bien Dutilleux. Car l’homme Dutilleux fut d’une rare exigence éthique, caractérisée par la noblesse de ses refus. Refus de l’académisme de sa formation classique, tout autant que de l’académisme de certains tics de langage avant-gardiste datés ; refus de capituler devant l’infamie de la pensée collaborationiste pour sauvegarder son intégrité morale ; refus de répondre à la multiplicité des commandes pour sauvegarder l’idée qu’il se faisait de l’acte créateur, vu comme un geste à la fois artisanal et sacré ; refus de répondre à la gloire tardive par l’enfermement, en restant, au contraire, jusqu’au bout généreusement à l’écoute des jeunes créateurs.
Oui chez Dutilleux, « le style, c’est ‘homme », celui de la générosité sans emphase prolixe, celui de la quête minutieuse des multiples sens cachés de l’énigme humaine, celui d’une recherche, à la fois humble et exigeante d’une connaissance étoilée du Mystère. Mais plus que dans les mots, laissons cette évidence prendre corps dans les méandres miroitants du violoncelle et de l’orchestre… Chut…. Der Dichter spricht »…. (Fermons les yeux et réécoutons Miroirs extraits de Tout un monde lointain …). ◊
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Portfolio
Pour se procurer le disque :
http://www.fabricebihan.com/discographie/hommage-a-henri-dutilleux
Mon second est un jeu nouveau dans lequel notre duo s’improvise, propose des mélismes, invente des contours inattendus sur de nappes harmoniques lumineuses.
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