EL-KHOURY Bechara

Entretien avec Bechara El-Khoury

Michaël SEBAOUN
23 décembre 2014
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Entretien initialement publié dans la revue Euterpe n° 26, février 2015

Le compositeur franco-libanais Bechara El-Khoury est né en 1957. Lyrisme et drame cohabitent dans sa musique aux vastes architectures, d’esprit essentiellement rhapsodique. « La grande musique ne peut être que mélancolique ou tragique », affirme le compositeur.

Euterpe : Comment êtes-vous venu à la musique ? 

Bechara El-Khoury : J’ai commencé le piano vers 4 ans, et j’ai eu un professeur vers 6 ans ; j’ai commencé à composer quelques mélodies vers 8 ans, et pendant l’adolescence, vers 14-15 ans, je travaillais beaucoup mon piano, jusqu’à six ou sept heures par jour.

J’ai aussi commencé à orchestrer à l’âge de 12 ans. À 14 ans, j’ai enregistré quelques petites pièces dont ma Première Symphonie (non cataloguée). Puis j’ai étudié l’harmonie, le contrepoint, la fugue, l’analyse. J’ai lu pas mal de partitions. Tout cela s’est passé au Liban, avec le professeur Hagop Arslanian.

Euterpe : Vous êtes arrivé à Paris en 1979, à 22 ans… 

Bechara El-Khoury : Oui ; j’ai alors travaillé avec Pierre Petit, qui était le directeur de l’École Normale de Musique de Paris et Grand Prix de Rome. Je me suis perfectionné en composition et en orchestration. Il m’a donné des clés. J’écrivais très chargé, il m’a appris à structurer une œuvre et à équilibrer l’orchestration. Je composais et je lui montrais ; c’est ainsi que se passait le cours. On peut être artiste, mais je crois que si on peut être guidé, c’est encore mieux. Pierre Petit était d’une grande culture, et aussi écrivain. C’était un grand professeur. Il ne s’est pas tellement intéressé à sa propre musique. C’était l’ami de Dutilleux.

Euterpe : Au Liban, vous avez édité de la poésie ? 

Bechara El-Khoury : Oui, entre 14 et 16 ans, j’ai publié trois recueils de poésie. Dans ma famille, tous étaient poètes ou musiciens, parfois les deux. J’ai beaucoup écrit de poésie après, mais je n’ai plus publié depuis mes 17 ans. Mes poèmes portaient sur l’existence de Dieu, sur la solitude. Ils étaient sombres et dramatiques, très pessimistes, alors que j’étais très joyeux dans la vie. Ma poésie a sûrement inconsciemment influencé ma musique.

Euterpe : De quand date votre opus 1 en tant que compositeur ? 

Bechara El-Khoury : Mon opus 1 date de mon arrivée à Paris en 1979. Il s’agit du recueil Dix Préludes pour piano. Le 1er prélude  était écrit sur quatre portées. Dans la vision, j’ai été influencé par Chopin, Rachmaninov. J’ai composé beaucoup d’œuvres au Liban avant de venir à Paris, presque qu’autant qu’après mon arrivée, bien que je n’aie jamais mis ces œuvres dans mon catalogue. J’en ai gardé un certain nombre : quelques Concertos pour piano, quelques Symphonies, quelques Poèmes symphoniques, beaucoup de fugues, écrits entre 12 et 22 ans. 

 

Euterpe : Vous ne souhaitez pas retravailler ces œuvres ? 

Bechara El-Khoury : Non, c’est du passé. Le plus important, c’est ce que je fais en ce moment même.

Euterpe : Votre catalogue contient énormément d’œuvres pour orchestre. Y a-t-il une raison à cela ? 

Bechara El-Khoury : C’est vrai. J’ai 104 opus dont 46 pour orchestre. Je suis plus inspiré, depuis très jeune, par l’orchestre. J’ai quand même écrit une dizaine d’œuvres de musique de chambre, et une centaine de pièces pour piano, dont les plus importantes sont publiées. Mais ce qui m’inspire le plus, c’est l’orchestre.

Euterpe : Les cuivres semblent revêtir une importance particulière pour vous. 

Bechara El-Khoury : J’aime beaucoup les cuivres, mais pas tout seuls, au sein de l’orchestre ; et surtout le timbre du cor parmi les cuivres. C’est mon instrument préféré à l’orchestre. Souvent, dans mes œuvres, il mène une sorte de combat avec l’orchestre.

Euterpe : Comment se passe actuellement la préparation d’un concert pour grand orchestre ? Avez-vous beaucoup de répétitions ? 

Bechara El-Khoury : Nous en avons de moins en moins. Avant, il y avait quatre ou cinq répétitions. Maintenant, il y en a deux et la générale, car il y a moins d’argent pour les répétitions. Les musiciens néanmoins ont une technique incroyable, les grands orchestres sont très performants. Mais deux ou trois répétitions supplémentaires seraient souhaitables.

Euterpe : Vos œuvres, majoritairement difficiles, le sont-elles aussi pour les musiciens d’orchestre ? 

Bechara El-Khoury : En général, oui, c’est difficile, surtout pour les cuivres. Mais j’écris en fonction de ce que j’entends pour l’orchestre, ce n’est pas volontairement difficile.

Euterpe : Comment se passe le travail avec les interprètes ? Y a-t-il collaboration ? 

Bechara El-Khoury : En ce qui me concerne, pas vraiment ; sauf peut-être avec Patrick Messina, parce qu’on est très amis. Quelquefois, on se rencontre, et l’on voit si telle ou telle chose n’est pas faisable, je peux alors essayer d’écrire quelque chose d’un peu plus facile. Mais d’ordinaire, les interprètes reçoivent mes partitions quand elles sont déjà gravées, quand l’œuvre est achevée. Si nous effectuons quelques modifications, je les adresse au graveur de mes éditeurs, avec qui je travaille en grande amitié (Durand, Leduc).

J’écris aussi les cadences de mes concertos. En Allemagne, les gens venaient me demander si c’était moi-même qui avait écrit la cadence, et si j’étais violoniste.

Euterpe : Il y a donc quand même un échange avec les musiciens sur les possibilités techniques de l’instrument… 

Bechara El-Khoury : Mais je connais ces possibilités…

Euterpe : Est-ce que, parfois, cela dépend de l’interprète ? 

Bechara El-Khoury : Si, parfois. Par exemple, David Guerrier est trompettiste à l’origine, ce qui lui permet de jouer très facilement au cor les notes aiguës. Je n’en ai pas tenu vraiment compte pendant l’écriture de mon Concerto pour cor, mais j’ai vu qu’il pouvait le faire. J’ai montré le même Concerto à d’autres cornistes, à qui cela semblait très difficile. Il faut dire que j’aime beaucoup le cor dans les aigus. Mais quand j’écris une pièce, cela n’a rien à voir avec l’interprète.

Euterpe : Comment travaillez-vous ? Au piano ? À la table ? 

Bechara El-Khoury : Aux deux. Au début, je travaille surtout dans ma tête, parfois pendant plusieurs mois. Même si je suis en train d’écrire une autre pièce, la pièce à venir est déjà en gestation. Parfois aussi je reste sans rien écrire. Puis j’écris plein d’esquisses, je vérifie un peu au piano. Il m’arrive aussi, pour être sûr de ce que je veux, de rester longtemps au piano. Après je fais plusieurs versions, mais ça n’a plus rien avoir avec le piano. Depuis dix ou quinze ans, je réécris quatre à sept fois la pièce, en tout cas au minimum trois ou quatre fois. Dans le cas d’une œuvre pour orchestre, j’écris d’abord sur deux, trois, quatre portées. Mais je la pense tout de suite orchestralement ;  pour chaque note, je tiens compte des tessitures. Ce travail se fait à la table. Après, l’orchestration, cela s’effectue  plus rapidement car je l’entends dans ma tête, comme si j’étais à un concert.

Euterpe : Et quand travaillez-vous ? 

Bechara El-Khoury : Je travaille la nuit. Quatre-vingt-dix pour cent de mon travail, c’est la nuit. Et pour moi, l’orchestration, c’est la nuit. Il y a des compositeurs qui orchestrent au piano : cela ne me viendrait pas à l’idée. Pour moi, l’orchestration, c’est la nuit, dans le silence parfait. Là, j’écoute tout ce que j’écris, dans ma tête.

Euterpe : Suivez-vous l’actualité de la musique contemporaine ? 

Bechara El-Khoury : Oui, je suis l’actualité mais je ne vais pas beaucoup aux concerts de musique contemporaine. J’achète beaucoup de disques. Ma discothèque comprend 2000 CD de musique contemporaine. Je vais également de moins en moins aux concerts classiques, sauf quand il y a quelque chose d’exceptionnel. On joue toujours la même chose, on veut toujours diriger la même chose : j’ai baissé les bras. Parfois, à quelques jours d’intervalle, dans la même salle, deux orchestres jouent presque le même programme.

Euterpe : Vous avez entendu parler de la conférence de Karol Beffa et Jérôme Ducros, de l’opposition « tonal/atonal »… 

Bechara El-Khoury : Ce que je n’aime pas, c’est la musique expérimentale ; mais moi, la musique atonale, j’aime beaucoup. J’aime beaucoup Schoenberg, Berg, Webern. J’adore la première période de Schoenberg, mais j’aime aussi beaucoup ce qu’il a fait après. Schoenberg, un peu comme Debussy, a créé un véritable monde, il n’y avait rien avant qui lui ressemblait (je parle de la deuxième période de Schoenberg). Et Debussy ; après, personne n’a composé comme lui, il n’a pas d’authentiques héritiers musicaux. Mais après Schoenberg… Et tous les compositeurs qui ont voulu l’imiter… Je n’aime pas. Je ne parle pas de Messiaen et Dutilleux, qui sont deux très grands compositeurs. Dans ma musique, il y a des passages atonals. Il y a d’ailleurs beaucoup de musique atonale très lyrique, ce n’est pas une contradiction. Et j’aime beaucoup de musiques qui sont le contraire de ce que je fais. Ce que je déteste, c’est le systématisme.

Euterpe : Vous n’avez donc pas connu vous-même de phase « expérimentale » ? 

Bechara El-Khoury : Non, pas du tout. J’observais les expériences des autres. Je ne veux pas écrire des choses que je ne sens pas, pour être joué, pour avoir plus de commandes. Je trouve que la musique totalement expérimentale n’a pas d’avenir. Il faut être équilibré : je prends des risques dans l’orchestration, dans les structures, dans l’harmonie, mais pourquoi aller contre la nature humaine ?

Euterpe : Quel compositeur se rapprocherait de votre langage harmonique ? 

Bechara El-Khoury : Je ne sais pas. Quand j’étais jeune, c’était souvent Rachmaninov, puis Zemlinsky. J’aime beaucoup Dutilleux, et Rautavaara, qui a un monde harmonique identifiable immédiatement. J’aime encore Silvestrov, Penderecki, Lutoslawski. Par contre, je n’aime pas beaucoup la musique répétitive américaine.

Je suis très lié à Richard Strauss. Je me trouve de plus en plus proche de lui, dans ma vision des choses, dans l’orchestration ; et par hasard, j’aime le cor comme lui… Entre 10 et 15 ans, je passais Strauss en boucle, et la pièce maîtresse, celle qui m’a formé, pour l’orchestration et le monde grandiose, c’est Ainsi parlait Zarathoustra. C’est l’école orchestrale que j’ai adoptée, même si j’ai fait des choses différentes. C’est cela qui m’a impressionné et influencé à mes débuts.

Euterpe : Êtes-vous êtes intéressé par les croisements esthétiques au sein d’une œuvre, par les emprunts (ce que l’on nomme « polystylisme ») ? 

Bechara El-Khoury : Non, j’ai horreur de ça. J’aime  le jazz, mais pas dans mon œuvre. Parfois, il y a dans mes pièces des clins d’œil. Par contre, j’ai composé beaucoup de pièces à tendance orientale ; mais pas orientalisante, comme pourrait l’être la musique d’un compositeur européen. Je suis d’origine orientale, et de culture occidentale depuis tout jeune. Je n’ai jamais utilisé de thème folklorique. Mais j’utilise les intervalles, les gammes orientales, surtout dans le deuxième mouvement de mon Deuxième Concerto pour violon. Ce mouvement est complètement oriental. Le deuxième mouvement de mon Concerto pour flûte, qui sera joué par Emmanuel Pahud et l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg en novembre 2015, est aussi complètement oriental. J’ai vécu cela ; ce sont des influences.

Euterpe : Votre musique est souvent très lyrique, contemplative…

Bechara El-Khoury : Elle a toujours été lyrique et contemplative, même si mélodiquement, les thèmes sont plus fractionnés qu’auparavant. Et souvent, j’utilise une cellule thématique dans tous les mouvements d’une œuvre, tout en pensant au côté lyrique de l’œuvre. Cette cellule sert d’élément unificateur, mais beaucoup de thèmes circulent aussi dans l’œuvre.

Euterpe : Pensez-vous au public en composant ?

Bechara El-Khoury : Moi, non. Il faut que cela me plaise, je me considère comme quelqu’un de l’audience. Il y a un public actuel qui vient au concert et qui écoute nos disques, mais ce ne sera pas le même dans vingt ans… Il faut écrire dans l’absolu. Et il y a toujours une partie du public qui aime et une partie qui n’aime pas. De plus, je pense que chaque auditeur a une réception différente d’une œuvre. Je n’apprécie d’ailleurs pas ceux qui parlent scientifiquement de musique. Je n’aime pas disséquer une pièce. On a aujourd’hui trop tendance à expliquer. Cela peut faire fuir les gens. Laissons la liberté d’appréciation au public.

Euterpe : Quels sont vos sources d’inspiration ?

 Bechara El-Khoury : Parfois des tableaux, parfois la nature. Quelquefois ce sont certains ouvrages de grands poètes européens, surtout les poètes français des XIXe et XXe siècle. Par exemple, j’ai écrit une pièce pour soprano et orchestre, Le chant d’amour, d’après le texte éponyme de Lamartine. Mais on peut comprendre ma musique sans connaître l’œuvre, qui n’est qu’un prétexte.

Dans certaines œuvres, c’est l’actualité qui m’inspire, comme la guerre au Liban, avec ma Symphonie « Les ruines de Beyrouth » ou la tragédie du 11 septembre, avec New York, Tears and Hope, pour orchestre. Mais je ne cherche jamais à décrire un événement, j’apporte ma vision de la tragédie, je fais entendre l’écho des évènements projetés dans ma conscience. Pour New York, Tears and Hope, j’ai commencé à écrire le jour de la tragédie, mais j’ai mis cinq ans pour achever l’œuvre. Ceci dit, je crois que le compositeur ne peut rien changer au monde d’aujourd’hui, s’il le tente, il risque d’être déçu. D’ailleurs la France est surtout un pays de littérature. Je suis très pessimiste sur l’évolution de la société, dans laquelle les politiques, eux aussi, jouent de moins en moins un rôle, tenu surtout par les financiers.

Euterpe : Que composez-vous en ce moment ?

Bechara El-Khoury : En ce moment, je suis en train d’écrire mon septième Poème symphonique, pour 117 musiciens. Un hommage à Richard Strauss.

Euterpe : Votre nouveau disque est paru l’été dernier chez Naxos. Pouvez-vous nous le présenter ? 

Bechara El-Khoury : Il s’agit de mon cinquième CD publié chez Naxos. Il contient mon Premier Concerto pour violon (op.62), « Aux frontières de nulle part », ainsi que mon Concerto pour cor (op.74), « The Dark Mountain », ainsi que mon Concerto pour clarinette (op. 78), « Autumn Pictures ». La violoniste est Sarah Nemtanu, le corniste David Guerrier, et le clarinettiste Patrick Messina. L’Orchestre National de France, avec lequel j’ai déjà beaucoup travaillé, est dirigé par Kurt Masur et Jean-Claude Casadesus, et l’Orchestre de Chambre de Paris par Olari Elts. Dernièrement, j’ai également composé un Deuxième Concerto pour violon (qui n’est pas enregistré sur ce disque) pour Daniel Hope, et créé avec la NDR de Hambourg sous la direction de Cornelius Meister.

Euterpe : Et vos précédents disques ?

Bechara El-Khoury : Ils sont tous publiés sous le label Naxos. Le  premier comprend notamment ma Symphonie « Les ruines de Beyrouth » (op. 37) ; le second, le Requiem pour orchestre, ainsi que mon opus 2, le Poème pour orchestre, « Le Regard du Christ »; le troisième, le Concerto pour piano (op. 36), ainsi que deux Poèmes pour piano et orchestre, et une Méditation poétique pour violon et orchestre (op. 41). Dans ce dernier CD, les œuvres sont jouées par les pianistes Abdel Rahman El Bacha et David Lively, ainsi que par le violoniste Gérard Poulet. L’Orchestre Colonne est dirigé par Pierre Dervaux. Le quatrième CD propose notamment New York, Tears and Hope pour orchestre (op. 65), et Les Fleuves engloutis pour orchestre (op.64), une œuvre qui a été finaliste au Concours International de Composition pour orchestre Le Masterprize, à Londres. Dans ce disque, Daniel Harding dirige le London Symphony Orchestra. □

DOSSIER consacré au compositeur Bechara EL-KHOURY
BIOGRAPHIE
LIEN COMPOSITEUR

 

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