EL-KHOURY Bechara
Bechara El-Khoury
musicien, poète, humaniste
Jean Alain Joubert
2017-2018
Éveil et révélation
Il fallait une multitude d’étoiles accrochées au ciel de naissance de celui qui allait conquérir un jour la France des mélomanes et des musiciens, mais encore l’affection de ses nombreux amis. Elles furent toutes là ces étoiles, penchées sur ce berceau, en ce 18 mars de l’année 1957. Il y avait celle scintillante du « prince des poètes », son exact homonyme, pour être son grand-père paternel. Ainsi le veut la tradition au Liban. Sur cette route étoilée, il y a Abdallah, son père, de religion maronite catholique, avocat, féru de littérature et d’arts, poète, dont la maison était toujours ouverte aux artistes de Beyrouth. Par sa mère, il est héritier d’une remarquable dynastie musicale de rite grec-orthodoxe très appréciée dans le Liban de ces années. Salwa Rahbani, jeune femme très cultivée, est elle-même poétesse, romancière, mais encore pianiste, chanteuse, peintre.
Béchara est le fils unique d’Abdallah et de Salwa. Il bénéficiera de toute leur immense attention et va grandir au cœur de ce milieu voué aux arts. Salwa décèle vite chez ce fils tendrement aimé des dons précoces de poète. Et pour qui connaît Bechara aujourd’hui, il ne peut lui échapper que ce compositeur est fondamentalement investi d’une authentique nature de poète. Sa musique exprime, dans sa magnificence orchestrale, un univers où le rêve et l’imagination rencontrent, sur des cimes, la rigueur d’une architecture straussienne, brahmsienne. Les émotions, les sensations sont transformées, purifiées, et enfin magnifiées.
L’enfant Bechara n’est cependant pas de tout repos ; comme il advient à tous les génies, l’intelligence est sillonnée de turbulences. Vers onze-douze ans, il manifeste une imagination débordante, une grande indépendance, parcourant seul la montagne libanaise à Bikfaya, émerveillé par les notes de musique traversant les brumes de la vallée, pages de Rachmaninov et Chopin que le pianiste Walid Akl interprète dans une maison voisine de la résidence d’été de ses parents. Le petit jeune homme savait-il qu’il incarnait une sorte de réminiscence du tableau du Voyageur contemplant une mer de nuages, de Caspar David Friedrich ? Bechara El-Khoury personnifie déjà le romantisme qui transcende toute son œuvre.
Il a lui-même débuté l’étude du piano dès l’âge de six ans, mais c’est sa rencontre avec Hagop Arslanian, à l’âge de douze ans, qui s’avère déterminante. Ce professeur, musicien érudit, qui est libanais de parents arméniens, va avoir une profonde influence sur l’ouverture au monde musical de l’adolescent, avant que cette relation de maître à élève ne se mue en profonde amitié. Si Théodore Dubois, ce contemporain de Camille Saint-Saëns, Premier Grand Prix de Rome en 1861, a difficilement résisté à l’érosion du temps pour avoir été relégué parmi les compositeurs académiques[2], il est l’auteur d’un important Traité d’harmonie théorique et pratique. Cet ouvrage que dévore le jeune Bechara va lui donner de fondamentales connaissances théoriques propices à sa formation de compositeur. Hagop Arslanian fait travailler son élève avec les Cours de contrepoint et le Traité sur la fugue de Bertrand Robillard[3].
Ainsi parlait Zarathroustra de Richard Strauss est un choc et une révélation pour l’adolescent de quatorze ans. Il va alors s’initier, disques et partitions à l’appui, au catalogue d’un des plus fabuleux maîtres des magies orchestrales ; cette influence sera décisive dans la genèse de l’univers symphonique, du compositeur en devenir.
Parallèlement, il poursuit ses études pianistiques en parcourant le grand répertoire, de Bach à Liszt, mais ses œuvres de prédilection sont signées Scriabine, Rachmaninov, Brahms et Schumann.
Il s’imagine chef d’orchestre ou concertiste, sans toutefois posséder la patience requise. Un besoin insatiable de découvertes, avec une facilité d’assimilation étonnante, le pousse à découvrir, après la musique symphonique, l’opéra. Deux émerveillements l’attendent, Boris Godounov de Moussorgsky et plus encore Elektra de celui qu’il considère comme le maître absolu, Richard Strauss.
Sa poésie, sous le titre, Le Silence Farouche[4], est publiée en 1971, suivie de deux autres recueils[5] en 1972 et 1973. Le poète de 15 ans se voit honoré par le Président de la République. Désormais il use de ses propres textes pour illustrer son œuvre orchestrale ou les mettre en musique, sans plus éditer de recueil.
Tout en poursuivant découvertes et formation assidue, l’élève s’affirme comme compositeur. Dans les dix années qui vont de 1969 à 1979 (il a entre 12 et 22 ans), il est l’auteur d’un corpus conséquent. Peut-on imaginer qu’à quatorze ans, il avait composé huit symphonies ? Son premier catalogue entre 1969 et 1979 comprend deux concertos pour piano, des poèmes symphoniques, une soixantaine d’œuvres pianistiques, de la musique légère (ce qui permet de comprendre sa fertilité mélodique), et d’un nombre notable de partitions de musique sacrée. Trajectoire qu’il exprime lui-même dans son entretien avec le compositeur Michaël Sebaoun :
En quittant le Liban, Bechara El-Khoury fait table rase de ce très conséquent corpus ayant pourtant donné lieu à des enregistrements, à des exécutions publiques. Il enregistre même en privé ses huit symphonies de jeunesse, sous sa propre direction.
Alors qu’une toute nouvelle vie s’ouvre à lui en arrivant à Paris, il ne renie rien de ses origines, de ses multiples affections et certainement pas sa terre natale, si cruellement meurtrie.
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L’accomplissement
Le 12 février 1979, Bechara El-Khoury arrive à Paris, qui deviendra vite sa seconde patrie, afin d’y perfectionner son métier de compositeur auprès de Pierre-Petit (composition et orchestration). La Sonate pour piano de Henri Dutilleux est son premier achat de partition. Il découvre Se libérer du connu[8] de Jiddu Krishamurti et perçoit dans le message de ce philosophe-spiritualiste, sa propre voie d’émancipation, son chemin personnel vers sa propre vérité.
Pierre-Petit, très influent dans le milieu musical français de ces années, prend vite conscience que son élève est un génie et va s’employer à le faire savoir. Le jeune homme, alors âgé de 22 ans, devient rapidement membre du jury aux concours de l’École Normale Supérieure de Musique de Paris et de Radio France. Quatre ans plus tard, en 1983, deux disques de sa musique symphonique et concertante sont enregistrés par Erato avec l’Orchestre Colonne dirigé par Pierre Dervaux et le concours du pianiste américain David Lively.
Toujours en 1983, pour le « Centenaire Khalil Gibran », un grand concert de gala télévisé est organisé au Théâtre des Champs-Élysées à Paris ; Pierre Dervaux à la tête de l’orchestre Colonne interprète un programme exclusif d’oeuvres du jeune compositeur.
Le compositeur et pédagogue Pierre-Petit définissait ainsi le pouvoir créateur de son élève : « La musique de Bechara El-Khoury plonge profondément ses racines dans le sol de son pays mais sa solide connaissance de la technique occidentale lui permet de tenter, avec succès, l’amalgame délicat de la sensibilité orientale et du langage européen. Les procédés harmoniques qu’il utilise sont sans doute issus de la grande tradition classique, mais il a un ton bien à lui pour assurer la constante présence de cet orient magique et envoûtant dont il est issu, sans tomber dans le faux clinquant ni dans la couleur à bon marché. Sans doute est-il l’un de ceux, très rares, qui auront su concilier les inconciliables, sans jamais dévier d’une ligne de conduite qui, des rivages du romantisme, le mène irrésistiblement vers les modes d’expression les plus contemporains[9] », non comme l’expression satisfaite d’un perroquet amoureux de sa brillante jactance ‒ démonstration stérile d’un premier de la classe ‒ mais comme celle d’un artiste total qui possède l’art de transmuter sa pensée, son univers onirique pour dire l’indicible. Bechara El-Khoury a trouvé son langage, son expression personnelle qui se refuse à tout systématisme. Il manifeste une haute conception de son métier de compositeur : « Je ne veux pas écrire des choses que je ne sens pas, pour être joué, pour avoir plus de commandes. Je trouve que la musique totalement expérimentale n’a pas d’avenir. Il faut être équilibré : je prends des risques dans l’orchestration, dans les structures, dans l’harmonie, mais pourquoi aller contre la nature humaine ?[10] »
Désormais, ses créations se succèdent à un rythme soutenu, bien accueillies par le public, les interprètes et les chefs d’orchestre.
Le langage s’apparente à un post-romantique (on pense parfois à Richard Strauss), de forme classique, très structurée, avec une orchestration superbement maîtrisée, sans effet démonstratif, avec des assemblages sonores inusités, toujours adéquats, audacieux, où s’exprime son osmose avec la nature. La gestation d’une œuvre, sa mise en place et son orchestration même se font à l’intérieur de soi : « Je travaille la nuit. Quatre-vingt-dix pour cent de mon travail, c’est la nuit. Et pour moi, l’orchestration, c’est la nuit. Il y a des compositeurs qui orchestrent au piano : cela ne me viendrait pas à l’idée. Pour moi, l’orchestration, c’est la nuit, dans le silence parfait. Là, j’écoute tout ce que j’écris, dans ma tête[11]. »
Le créateur ne fait usage d’aucune démonstration gratuite, ses partitions ne s’émaillent jamais d’effets « modernistes » artificiels. Au contraire, il possède la ressource d’intégrer une très impressionnante connaissance et maîtrise de la science musicale, refusant de nous faire témoins de son savoir théorique, nous laissant aux prises avec ce qu’il transcrit des tourmentes et des espérances humaines, y affirmant un souverain lyrisme. Les changements continus de métrique 4/4, 5/4, 6/4, 7/4 ou de tonalité sont autant d’interférences sur un langage qui, s’il nous interpelle directement, n’est pas indemne des recherches du siècle écoulé : « J’aime beaucoup les cuivres, mais pas tout seuls, au sein de l’orchestre ; et surtout le timbre du cor parmi les cuivres. C’est mon instrument préféré à l’orchestre. Souvent, dans mes œuvres, il mène une sorte de combat avec l’orchestre[12]. »
Selon Gérald Hugon[13] : « La création artistique de Bechara El-Khoury est avant tout l’expression d’un poète humaniste chez qui lyrisme et drame coexistent. » Poète, Bechara El-Khoury l’est depuis sa plus tendre jeunesse à Beyrouth où il est publié. Si Michaël Sebaoun, dans une critique de cet enregistrement des concertos, parue dans Classica, remarque que l’indication « Poético » revient dans les trois concertos enregistrés, j’ajouterais pour ma part la rémanence de l’indication « Misterioso ». Il y a chez ce compositeur un goût des promenades solitaires sur les cimes du monde terrestre, comme pour se rapprocher d’un univers bannissant peurs, heurts, violences, mensonges, blessures et destructions, à la manière des romantiques allemands (écrivains, poètes, peintres ou musiciens). Sa tendresse pour l’œuvre de Johannes Brahms, de Richard Strauss, n’est aucunement innocente, elle révèle, son affinité avec son propre univers poétique. Gérald Hugon note que « le sentiment poétique précède la conception architecturale. Il en résulte une prédilection pour une forme narrative d’essence rhapsodique qui épouse plus les mouvements de la conscience subjective qu’une construction géométrique préalable[14] ». Le créateur, par l’élan lyrique de son chant, traversé de calmes rêveries, d’âpres beautés, de désespérantes visions d’un monde en charpie, usant du jeu de « cascades de couleurs à la française[15] », atteint à la maîtrise des espaces de l’imaginaire, pour dispenser son message de paix et d’amour. Peut-être seulement une consolation à nos désastres, telle une caresse de compassion fraternelle sur nos blessures.
« Mais je ne cherche jamais à décrire un événement, j’apporte ma vision de la tragédie, je fais entendre l’écho des évènements projetés dans ma conscience. Pour New York, Tears and Hope, j’ai commencé à écrire le jour de la tragédie, mais j’ai mis cinq ans pour achever l’œuvre[16]. »
L’écoute de son corpus nous transporte dans un post-romantisme sombre, lyrique, mystérieux en quête d’une trouée dans un ciel sombre et dense, et ces percées adviennent comme une bouffée d’oxygène dans une ambiance de torpeur étreignante.
« El-Khoury, l’homme et l’artiste, ne pouvait que se sentir bouleversé par la tragédie new yorkaise. Avec New-York Tears and Hope (2001-2005), il suit les traces de ses grands prédécesseurs Martinů, Schoenberg, Chostakovitch, Penderecki ou Nono, qui ont su témoigner dans leur musique, de l’émotion suscitée par les pires violences de la barbarie moderne, et réaffirmer ainsi la place que peut et doit occuper le compositeur dans la cité. El-Khoury se situe dans une perspective humaniste qui consiste à rendre hommage aux victimes civiles, innocentes et aléatoires, de l’attentat des Twin Towers[17].
Toute l’œuvre de ce maître français du XXe et du XXIe siècle crie notre drame d’humains face à la folie du monde, mais sa tendresse pour le genre humain balayé (Liban, 11 septembre 2001), martyrisé (Shoa) vient un peu comme une main divine poser un regard compassionnel sur nos tragédies, ainsi qu’Elie Wiesel et Darius Milhaud l’exprimèrent de manière bouleversante dans la conclusion d’Ani maamin, un chant perdu et retrouvé[18] :
Si le compositeur a su conquérir un vaste public à travers le monde où il est joué, on remarque la prestigieuse liste de ses interprètes, souvent artistes de renommée mondiale tel que Pierre Dervaux, Daniel Hope, Daniel Harding, David Guerrier, Kurt Masur, Jean-Claude Casadesus, Gérard Poulet, James Conlon, Paavo Järvi, Laurent Petitgirard, Alain Pâris, Eivind Gullberg-Jensen, David Coleman, Martyn Brabbins, Johnatan Nott, Peter Oundjian, Jiri Belohlavek, Antonello Allemandi, Paul McCreesh, Harout Fazlian, Wojciech Czepiel, Daniele Gatti…
Ses œuvres sont créées, interprétées, enregistrées par les plus prestigieuses formations : Colonne, National de France, Salle Pleyel, Radio-France, Théâtre des Champs-Elysées, Théâtre du Châtelet, Salle Gaveau, Salle Cortot à Paris, Opéra Berlioz/Le Corum à Montpellier, Festival Présences à Paris, Flâneries de Reims, London Symphony Orchestra, Barbican Hall, St Luke Church, Leighton House Museum à Londres et BBC, la Philharmonie de Kiev, le Festival de Gstaad en Suisse, le Cairo Opera House, Assembly Hall (American University), Cathédrale St Joseph à Beyrouth, Théâtre Noga et Recanatti Hall à TelAviv, Radio Télévision d’Israël, Orchestra Hall, Detroit (USA), l’Orchestre Philharmonique d’Oslo, Philharmonie Tchèque, NDR Symphony Orchestra Hamburg, Orchestre du Konzerthaus de Berlin, Orchestre Philharmonique de Moscou, Orchestre Symphonique du Caire, Orchestre de Chambre d’Israël, Orchestre Symphonique National d’Ukraine, Lebanese National Symphony Orchestra, Detroit Symphony Orchestra, Dearborn Symphony Orchestra (Michigan), Kammerakademie Potsdam, Camerata Salzburg, Orchestre Symphonique du Liban, Aspen Chamber Symphony Orchestra, Orchestre de Chambre d’Europe, Orchestre de Chambre de Bâle, Hallé Orchestra, Gävle Symfoniorchester (Suède)…
En 2017, son catalogue dépasse l’opus 100 ! Les manifestations et concerts organisés en son honneur à Beyrouth, l’an passé, sont gage du prestigieux renom dont il jouit dans son pays d’origine.
En découvrant les œuvres du compositeur Bechara El-Khoury, j’ai eu la sensation d’un voyage intersidéral, aux confins de notre monde abîmé dans ses turpitudes, bien que non exempt de beautés sublimes que nous offrent la nature et quelques humains, et d’un autre univers, inconnu, qui, en quelque sorte, viendrait nous ingurgiter afin de nous soustraire à nos mortelles angoisses.
Une découverte enthousiasmante… mais à entendre les applaudissements de certains enregistrements publics, je ne suis pas le seul à le penser ! La musique de Bechara El-Khoury est entendue et appréciée d’un très large public, pas uniquement de quelques privilégiés, elle est universelle et en parfaite adéquation avec la quête humaine de notre temps. □
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DOSSIER consacré au compositeur Bechara EL-KHOURY
ENTRETIEN du compositeur avec Michaël SEBAOUN
LIEN COMPOSITEUR
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