BOUDET Jean-Marc

Jean-Marc Boudet©

Jean-Marc BOUDET [1957-2019]

Hélas ! Pompidou a dit oui ! 

Jean-Marc Boudet
11 juin 2013
 

 

  

Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain.
Mallarmé
 

À tous ceux qui ont payé les violons sans jamais choisir la musique,

 

Mai 2013. Henri Dutilleux nous quitte sans un adieu au JT, sans un seul sous-secrétaire d’État à son enterrement. Pas assez bankable ? C’est comme cela qu’on dit ? Le calendrier funéraire est parfois cruel : à sa décharge, notre jolie ministre de la Culture était au Père-Lachaise avec Moustaki.

Et pourtant, tout avait si bien commencé. L’Europe, la vraie, avant l’heure.

 

Quelque part en 1545 : Mignonne allons voir si la rose…

À travers les siècles, nos aînés musiciens avaient été les premiers, de Venise à Versailles, de Berlin à Paris, de Prague à Milan, de Londres à Moscou, de Tokyo à New York, enfin à unir les cours puis les peuples dans cette communion, profane ou religieuse mais toujours universelle et civilisatrice (si l’on me permet ce vilain mot) qu’est la musique. On ne la disait pas encore classique, ni grande, ni savante et, in fine, perdue dans un désuet rayon de FNAC : élitiste. Élitiste et bientôt discriminatoire, car, quand les cancres de l’école Bourdivine1 s’apercevront que notre solfège nous enseigne qu’une blanche vaut deux noires, il nous sera impossible de nous reproduire.

Deux conflits mondiaux plus loin, moins dans ses œuvres qu’à la manœuvre, une avant-garde musicale d’un nouveau genre terrorisait musiciens et public dans des campus de rééducation musicale : Continuer, Vouloir, Entendre, Aimer ou Détester ensemble des œuvres nouvelles – FORBIDDEN !

Voici l’histoire d’un coït interrompu. Elle est terrible, car l’homme qui a pris part à couper le lien ombilical entre la culture symphonique et son public, populaire ou bourgeois, idolâtre ou frondeur, est un des plus grands chefs d’orchestre de notre temps. Mais Il est surtout, hélas, un des chefs de file les plus intolérants d’une caste de compositeurs qui nous ont imposé leur doxa. En ne renouvelant pas notre répertoire contemporain, ils ont condamné l’orchestre à jouer en boucle l’ouverture de Carmen. En décourageant l’écoute des oreilles les mieux intentionnées, allant même jusqu’à menacer de « révisionnisme musical » d’autres compositeurs non-affidés, ils ont relégué notre musique, cette fois-ci trop classique pour de bon, au musée.

Seuls, les metteurs en scène et leurs fantasmes, y ont trouvé leur compte. Cette caste castratrice a permis cela en parfaite connaissance de cause du contexte d’acculturation croissante de nos sociétés.

Mais il y a pire : en coupant le lien intergénérationnel, les génies qu’ils prétendaient défendre, tel Béla Bartók, dont c’était le tour, resteront oubliés et tomberont dans la fosse commune de l’humanité.

Reste à connaître maintenant les raisons profondes et surtout  géopolitiques qui ont permis à cette génération, pendant plus de 60 ans, de trahir ou faillir ou d’être tout simplement manipulée dans sa mission humaniste.

Ψ Ψ Ψ

En tournée à Prague avec l’Ensemble Intercontemporain et tombant sur Mozart à chaque carrefour, un musicien demanda à Pierre Boulez si une rue, un jour, porterait son nom. Le Maître, sans son marteau, répondit : « Une impasse peut-être. » Plus l’aveu fut tardif, plus l’impasse fut longue. Terrorisées à l’idée de ne pas ressentir la nécessité du dodécaphonisme et d’être donc inutilespour leurs contemporains, deux générations de compositeurs s’y engouffrèrent. Présentement, une troisième louvoie, à reculons, plus prudente, encore sous le regard multiple d’Argus (l’inspecteur de musique), surtout à l’heure où les hommages feront briller de mille et derniers feux la statue du commandeur.

Pour Boulez et ses séides la musique était décidément une chose trop sérieuse pour être confiée à des musiciens. Si avant lui, beaucoup de compositeurs ignorèrent qu’ils étaient un peu mathématiciens, après lui, beaucoup de mathématiciens omirent qu’ils n’étaient pas compositeurs.

1966 – Pourquoi je dis non à Malraux. Cet article d’une rare violence, paru dans le Nouvel Observateur, eut un effet retentissant. Peut-être l’acte fondateur du Boulezisme. On pouvait croire encore à cette époque à une énième querelle des anciens contre les modernes. En exil intérieur, fâché contre l’organisation de la musique officielle en France, il y dénonçait « le grenouillage de comités nestoriens » et n’avait pas de mots assez durs contre « le falot » et « inconsistant » Marcel Landowski nommé directeur de la musique par Malraux. Landowski complétait ainsi la longue liste des compositeurs français, et non des moindres, que Boulez considérait par leur « clabaudage putassier » comme « d’horribles dégénérés que leur inconsistance rend innocents vis-à-vis de leurs immondices ». Point. Fermez les guillemets. Bien avant lui, Arnold Schönberg, patriote, avait déjà utilisé le terme de dégénéré en 14-18 contre les musiciens français. En 1937 il se retrouvera exposé, heureusement exilé, dans « l’Art dégénéré » du IIIe Reich. Là, l’histoire n’est plus ironique. Elle est sordide.

 

1974 – Pompidou dit oui à Boulez. C’est le soulèvement des machines. Les Dodécaphonisminators vont déferler, traquant la plus infime note de musique hédoniste, sensible et sensuelle. On ne fera plus vibrer les âmes, encore moins celle du public, seulement les ondes, les sinusoïdes et autres spectres. Le philosophe Adorno, grand zélateur du sérialisme avait prévenu dans son intimidante et obsédante question : « La poésie est-elle possible après Auschwitz ? » De Boulez à Stockhausen, pour toute cette génération prétentieuse, poser la question c’était y répondre. N’écoutant pas les mises en garde de leurs mentors contre tout dogmatisme, ils s’employèrent à sacrifier et scarifier l’héritage, propagandistes hystériques du progrès et de la mondialisation heureuse, choyés par la classe politique, protégés par la cléricature médiatique. Des fatwas tombèrent contre quelques esprits libres et lucides.

Or, plus l’ordinateur 4 X de Boulez tournait à plein régime, plus Bruno Coquatrix remplissait ses salles. Subrepticement, élitisme et populisme avaient passé un pacte. Mes aides d’état contre ton tiroir-caisse. Aujourd’hui, le grand gagnant de toutes ces recherches à l’IRCAM est : David Guetta. Fini le temps où Chirac, alors maire de Paris, déclarait sans rire sur le plateau d’Anne Sinclair que son œuvre musicale préférée était Le Marteau sans maître. Son futur premier ministre Raffarin devra quant à lui corriger, en ayant comme référence une chanson de Lorie.

 

1974-2014 – Le droit d’inventaire n’est toujours pas à l’ordre du jour. Curieusement, les pires contempteurs de l’Art contemporain ont toujours épargné le milieu musical le plus radical. Or, la question reste entière : quel rôle a joué l’avant-garde artistique après les deux conflits mondiaux et pendant la guerre froide ? Complice ou idiote utile du « merchandising » ? 

Who Paid the Piper2 ?

L’extraordinaire travail d’investigation de Frances Stonor Saunders nous apporte des éléments de réponse. Nous n’en sommes qu’au début de ce formidable thriller artistique, qui pourrait bientôt révéler son lot de surprises en déterrant quelques taupes au passage et ridiculiser, dans le meilleur des cas, notre nomenklatura artistique et intellectuelle. Soit dit en passant, personne en France n’a pipé mot sur la sortie de cette enquête remarquable qui a fait grand bruit ailleurs en Europe. Faisons un vœu pieux : en attendant de futurs John le Carré, que certains intellectuels français, ou qui se disent comme tels, s’abstiennent, le temps que des historiens sérieux aient déchiffré-défriché pour eux cette partition complexe.

Nous pouvons avancer sans risque de nous tromper que deux erreurs de bonne guerre froide furent commises : les russes narguant les américains pour leur manque de patrimoine culturel et ces derniers investissant massivement mais trop vite et à la légère dans une avant-garde artistique via les fonds de la CIA. Mauvaise réplique. En 1949, à la conférence de l’hôtel Waldorf à New-York, il ne servit à rien à l’oligarchie occidentale d’humilier Chostakovitch, un des plus grands démiurge de notre temps mais pauvre victime expiatoire, pour ensuite plagier sa musique et piller celle de tant d’autres pour l’industrie Hollywoodienne. Si l’on accepte et excepte toutefois les violons de Herrmann dans Psychose qui s’est soudain souvenu que les leçons des sériels killers pourraient avoir du panache dans un film, avouez tout de même qu’on ne peut pas passer son temps à se faire poignarder sous la douche.

Pour jeter son os dans l’espace et faire valser ses vaisseaux, Kubrick quant à lui préféra s’adresser à la maison-mère. Il récupéra et imposa les originaux, souvent au forceps. De Johann à Richard Strauss, d’Haendel à Penderecki il avait opté pour cet équilibre subtil entre musicaliser des images, ou filmer des musiques. Qui inspire quoi ? Les maquettes intergalactiques ou Le Beau Danube bleu ? L’apanage des grands.

11 sept 2001 – L’intelligentsia, plus gênée que stupéfaite, rate l’occasion de se racheter et d’arrêter les frais en prenant au mot le mégalo Stockhausen qui exulte en voyant s’effondrer les tours jumelles : « Ce à quoi nous avons assisté, et vous devez désormais changer totalement votre manière de voir, est la plus grande œuvre d’art réalisée. » Contrairement à son cycle d’opéra de 29 heures (Licht) pour lequel les argentiers lui avaient mégoté quelques hélicos et leur plein de kérosène, les kamikazes de Ben Laden avaient eu, eux, les moyens de répéter et de livrer leur chef-d’œuvre. Petit débriefing dans le landerneau et retour à la case départ.

Je ne sais si la nature a peur du bide, mais je puis attester que les salles de concert ont horreur du vide. Patients, trop, quelques rescapés se renfoncent dans leur fauteuil pour écouter « une création de musique contemporaine », clapotent un peu dans les mains par peur de passer pour des réacs ou des imbéciles incultes. Les autres font la queue pour des comédies musicales gnangnan. Le diabète musical fait des ravages. Telle est la grande défaite d’Adorno et ses disciples. En daubant l’universel, ils ont hâté l’avènement d’Universal. Pour lutter contre la culture de masse, ils voulaient entendre la musique d’Arnold Schönberg : ce sera celle de Claude Michel Schönberg.

 

Quelque part en 2015 : À quoi, à qui servent encore les roses ?

 

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  1. Allusion à Pierre Bourdieu et ses disciples qui pensent qu’avec le système d’éducation actuel la classe bourgeoise se reproduit elle-même sans vraie démocratisation (La reproduction 1970).
  2. Titre en français : Qui mène la danse ? Éd. Denoël, Impacts. 1999.

 

Jean-Marc BOUDET, compositeur, LIEN AMF
 
 
 

 

 

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