WERNER Jean-Jacques
Jean-Jacques WERNER [1935-2017]
Jean-Jacques WERNER est membre d’honneur des Amis de la musique française
Souvenirs de Jean-Jacques Werner (1935-2017)
La rencontre avec Jean-Jacques Werner s’est effectuée pour moi sous les auspices des Amis de la Musique Française. L’action de Marc Honegger avait rapproché Jean-Jacques de notre démarche, et beaucoup de ceux que nous avions défendus ou défendions (Pierre Ancelin, André David) avaient été des amis proches ou des collègues estimés.
J’avoue que je connaissais mal l’œuvre de Jean-Jacques avant que nous nous rencontrions lors d’une Assemblée Générale. La généreuse et chaleureuse hospitalité des Voise nous avait rassemblé, et je reste marqué d’abord par la présence de l’homme, le sourire immédiat, la pointe d’accent et cette alliance entre une probité issue d’une forme de rigueur protestante et un sens aigu de l’humain et de l’échange. Composer était bien sûr une nécessité vitale, mais qui ne retranchait en rien le créateur de la cité des hommes. Jean-Jacques était curieux, ouvert et la discussion avec lui, partant de la musique, englobait bientôt la vie et comment la musique en faisait partie intégrante. Les découvertes du Concerto n°1 pour piano, du Psaume VIII pour chœur et orchestre, du Concerto pour harpe, de son Divertimento pour orchestre me rendaient bientôt familier cet univers musical dense, exigeant, lyrique et parfois âpre dans son intensité expressive.
Là où très souvent les compositeurs peinent à échanger sur leur propre œuvre, la discussion avec Jean-Jacques était d’une étonnante facilité, et tel aspect du langage ou de la forme qui pouvait de prime abord sembler complexe prenait alors tout son sens avec autant d’évidence que de limpidité.
Il faut dire que l’action du chef d’orchestre qu’était Jean-Jacques témoignait haut et fort de son intérêt pour la musique « des autres », qu’il servait avec dévouement. Ses versions de plusieurs des symphonies de Georges Migot sont les seules existantes, et son approche souple et précise savait animer ces partitions, les rendre tout à coup accessibles malgré la densité de leur propos. Jean-Jacques au pupitre incarnait à la fois la joie de créer et de recréer, et la nécessaire discipline animant tout artiste qui se met au service d’une œuvre avec la volonté de la révéler dans toute sa richesse.
Comment ne pas évoquer ici cette cantate, Le Fauteuil de glaise, dans laquelle Jean-Jacques mettait en musique des lettres du compositeur Lucien Durosoir à sa mère, écrite du fond des tranchées de la Guerre de 1914-1918 ? La sincérité du texte, son approche profondément humaine, courageuse et vécue ne pouvait que toucher le compositeur, et cette œuvre, créée à Périgueux en 2007, nous livrait avec évidence la démonstration que Jean-Jacques était un lyrique, conjuguant pudeur et générosité expressive. L’entrelacement des lignes mélodiques, l’attachement à une certaine densité d’écriture s’y combinait avec un besoin atavique de lisibilité. Le culte de l’écriture contrapunctique entretenait un subtil équilibre avec une filiation ressentie de l’école française, et donc un goût pour la clarté et l’absence de procédé purement rhétorique.
L’opéra Luther ou le mendiant de la grâce se voulait une œuvre-testament, une somme à la fois musicale et spirituelle qui avait mobilisé toutes les forces du compositeur. Jean-Jacques nous quitte pendant les représentations qui marquent la création de l’œuvre, en plein succès. C’est un rare privilège pour un compositeur que de partir alors que le public est là, que l’œuvre résonne en nous, vibrante d’actualité autant que d’une spiritualité intemporelle.
L’homme nous manque déjà, son sourire, sa faconde, sa mémoire de tout un pan de la musique française, sa cordialité ; mais cette œuvre dans laquelle, tout au long de sa vie, il n’a cessé de se projeter, nous demeure, comme un legs vivant, vibrant et dont il nous appartient, par fidélité, par amitié et en pure justice, de continuer à la faire connaître et aimer. Puissions-nous nous en montrer dignes, entendre, jouer, faire jouer ces pages dont toutes témoignent d’une urgence, d’une densité qui jamais ne faiblit.
Jean-Jacques ne composait pas pour passer le temps, mais bel et bien parce qu’il se sentait homme au milieu de ses frères humains, et c’est la hauteur sans orgueil de cette démarche qui force l’admiration de qui veut bien se pencher sur son œuvre. Il n’est jamais trop tard ni pour redire à un ami qu’il nous est cher, ni pour revisiter une œuvre trop méconnue qui n’attend que d’être entendue pour instituer en nous un supplément d’humanité et d’âme. □
Jean-Jacques Werner, mendiant de la grâce
Mardi 24 octobre 2017 : un coup de tonnerre dans un ciel impavide, idéalement serein. Emmanuel Honegger m’informe, de bonne heure, de la cruelle nouvelle : « Bonjour cher Alain, notre ami Jean-Jacques Werner est mort dimanche soir. Il avait pu assister à la création de son opéra à Barr. En amitié, Emmanuel »
Isolé, éparpillé, abasourdi, plus ou moins incrédule, je relaie cependant cette sombre nouvelle. C’est alors que tombe la confirmation, transmise par Ludovic Florin, concise mais explicite de Michaël Andrieu sur le site MusiSorbonne : « J’ai la tristesse de vous faire part du décès de Jean-Jacques Werner. Outre sa musique, il nous laisse le souvenir de son humanité et de sa fervente pédagogie… ».
Les réactions se succèdent. Je me sens perdu et sans force devant ce nouveau départ que je pressentais pourtant, mais qui frappe toujours de manière inattendue et sidère. Le message d’Alexis Galpérine était comme un secours dans ce désarroi : « Mon très cher Alain, terrible équilibre des joies et des peines : nous nous retrouvions il y a trois jours à Périgueux, tout à la joie de célébrer ensemble le centenaire de Léon Bloy, et puis, dès mon retour à Paris, j’apprends par vous le décès de Jean-Jacques. Chagrin intense qui donne la mesure exacte de l’envergure morale et artistique de cet homme, renforcé par un fait qui, certainement, a impressionné tout le monde : la mort frappant dans le sillage immédiat de la création de son Luther, l’oeuvre qui, pour des raisons faciles à comprendre, lui tenait le plus à coeur. J’avais suivi l’évènement à distance, par Pierrette Germain et par Alain Deguernel, qui avaient fait le déplacement en Alsace, et aussi par Jean-Jacques lui-même à qui j’avais exprimé mon regret de ne pas être présent. Affreuse accélération des choses, en cet automne 2017, qui confère à tous nos actes un caractère d’urgence. Je pense à vous, l’ami incomparable, et je ne vous quitte pas un seul instant en ces heures douloureuses et solennelles. Je vous embrasse. »
Puis, le compositeur et écrivain Dominique Preschez, devenu si proche par la pensée : « Cher Alain, vos premières pensées, ce matin, me faisant partager la tristesse de l’Adieu de Jean-Jacques Werner répondent au questionnement étrange, ces derniers jours, comme d’une voix murmurant son nom… depuis, la création de mon Concerto da camera, à l’Oratoire du Louvre, quand un ami commun, sensible et instruit, m’a dit que “ Jean-Jacques aime votre musique … ” (le 5 octobre à Paris), cependant que moi-même, depuis l’âge de mes 15 ans à la Schola Cantorum, je n’ai jamais laissé d’aimer profondément l’œuvre, et l’homme, en maints moments de communion musicale consacrés par notre grand artisanat. Cet homme magnifique était de vos proches amis, cher Alain, faites part à sa famille de l’expression de ma prière. En amitié. »
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Un ami d’enfance de Jean-Jacques, Gerhard Schildberg, avait fait imprimer en 2010 un petit opuscule[3] (français-allemand) incluant son témoignage accompagné de photos de la jeunesse de notre ami. Ce document précieux est très révélateur du milieu qui accueillait en 1935 cet aîné d’une fratrie de cinq enfants, dans le faubourg strasbourgeois de Cronenbourg. Inspecteur des finances, fondé de pouvoir, Marcel Werner le père « était un homme accueillant, une personne aimable et cultivée qu’on fréquentait avec plaisir[4]. » Lucie, la maman, incarnait la lumière qu’évoque son prénom pour sa famille et pour quelques autres dont Gerhard moins favorisé au sein de son propre foyer, et qui trouvait refuge et réconfort chez les Werner : « ce qui me frappait chez cette femme, outre son esprit éveillé et sa grande sollicitude pour ses enfants, c’était la chaleur maternelle émanant d’elle[5]. » Cette âme empreinte de sérénité, économe, peu exigeante pour elle-même, soucieuse de son foyer, de ses enfants, était l’expression d’un enracinement profond dans la foi chrétienne luthérienne. Rien de théologique chez elle, mais une forte dotation éthique.
L’argent de poche était rare, il s’économisait sur des trajets en tramway pour se rendre à l’église Saint-Pierre-le-Jeune. Ce fut donc une surprise que l’acquisition d’un ‟Gaveau” qui permis à sept ans à Jean-Jacques de débuter ses gammes. La maman réunissait quotidiennement ses enfants pour la lecture des Écritures, y ajoutant éventuellement des explications. Pas de discours moralisateur, de « pieux slogans », « la manière d’être et d’agir de cette mère de famille témoignait d’une piété authentique et par conséquent parfaitement crédible. Pas surprenant que la profondeur de sa foi chrétienne ne pouvait manquer d’imprimer sa marque indélébile dans le cœur de ses proches[6]. »
Cette mère qui n’avait pu entreprendre d’études, qu’ensuite son travail de mère au foyer ne lui autorisait pas vraiment de loisir, veillait cependant à la réussite scolaire de ses trois aînés particulièrement doués tout en étant sans doute assez souvent perplexe en observant chez eux le « bouillonnement des idées » et les « ruades de l’esprit ».
Le premier, Jean-Jacques, de nature « affable et généreux » allait « révéler très précocement un sens musical créatif et original, que ses parents surent reconnaître et dont ils favorisèrent le développement par des études approfondies[7]. »
Pierre et Robert allaient eux aussi se distinguer par des dons sortant de l’ordinaire.
Des années plus tard, la rencontre de Jean-Jacques avec Fritz Munch, théologien et directeur du Conservatoire de Strasbourg, allait être déterminante. À ce nom essentiel dans la trajectoire du jeune homme, il faut ajouter celui du pasteur et prédicateur de Saint-Pierre-le-Jeune, Fritz Bachmann et encore sa rencontre, à l’âge de treize ans, avec Albert Schweitzer de retour de Lambaréné, qui le touche par sa sérénité, la droiture de son regard qui ne fuyait pas les misères du monde.
C’est alors que le premier rôle musical − qui en présageait tant d’autres − de Jean-Jacques fut de redonner vie à une chorale moribonde en devenant directeur du Chœur de l’Église de Cronenbourg. Ainsi se sera édifiée sa dévotion aux traditions multiséculaires de l’Alsace. Et ainsi avec la création de Luther mendiant de la grâce, il ne faisait que boucler magnifiquement une sorte de sacerdoce spirituel lié à sa terre, à sa famille, à ses formateurs, à sa foi luthérienne lumineuse.
Lors d’un voyage qu’ils firent à Vienne en scooter, en 1954, Gerhard eut à constater que l’intérêt de son ami était essentiellement centré sur les grands musiciens : maisons, monuments et tombeaux. Jean-Jacques se devait d’être stoïque devant l’incompréhension de ses camarades pour son monde intérieur entièrement dédié à la musique.
En 1958, ils se retrouvèrent malgré de fort différentes affectations, comme toute la jeunesse de cette époque, en Algérie, expérience qui le fortifia et le meurtrit en même temps.
Dès 1960, la direction d’orchestre et les études à la Schola Cantorum, avec Pierre Wissmer et Daniel-Lesur – auxquels il voue une profonde fidélité –, éloignèrent les deux amis engagés chacun dans un parcours de vie professionnelle en des lieux éloignés.
Les années ont passé, le temps de la retraite arrivé, Jean-Jacques et Gerhard Schildberg vont se retrouver dans leur chère Alsace et je ne veux pas manquer d’observer la fidélité de cet homme à la trajectoire internationale à son pays, à sa foi, à sa famille, à ses amis, à ses convictions musicales. Son ami le dit idéalement : « Jean-Jacques ne se présente plus sous les traits du jeune homme qu’il fut un jour. Mais nous le retrouvons comme un homme demeuré fidèle à lui-même, à ses orientations et convictions, indépendant de toute école et de tout parti. La maturation de son talent n’a rien changé, ni à l’authenticité de son expression esthétique, ni à la sincérité de ses relations avec autrui[8]. »
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Son ami poète, André Laude, a tracé de lui, dans la Revue Musique pour tous, en 1961, un portrait particulièrement éloquent : « Jean-Jacques Werner possède une solide carrure de chêne pacifique qui paraît plonger ses racines au plus brûlant du terreau natal et il y a chez lui cet émouvant et salutaire goût du métier, du bien fait. Je ne serais guère surpris si j’apprenais que mon ami compte dans ses antécédents quelques artisans, comme on en trouve encore dans certaines bourgades, levés avec l’aube et rivés à l’établi, non pas tant par nécessité matérielle que par un obscur besoin d’affronter la matière, la pierre ou le bois, d’en faire saillir les formes, de la marquer en fin de compte du chiffre de l’homme. Oui, il y a tout cela chez Werner. »
Par ailleurs, Jean-Jacques se caractérisait par une grande philanthropie, un humaniste au sens littéral, émanation de sa vaste culture, et de sa fervente pédagogie que ceux qui ont travaillé au Conservatoire de Fresne ou en direction d’orchestre reconnaissent spontanément. Il était chaleureux, attentif et aimait la relation, les échanges. « Ses qualités de convivialité impressionnent chacun de ceux qui pénètrent dans le bureau conçu pour le directeur, dans le récent bâtiment de l’École Nationale de musique de Fresne. […] Jean-Jacques Werner y accueille le visiteur avec un regard qui propose sans réserve son attention. La main se tend vite avec un geste qui en affermit la souplesse. La parole invite à communiquer. Elle donne confiance parce qu’elle ouvre la conversation, prolongée par un sourire, souvent jovial et rieur, parfois retenu au bord des lèvres. Dans ce sourire se forgent les premiers mots qui restent en attente. Les familiers, les étudiants de l’École nationale de Musique connaissent bien cet appel à s’exprimer, lancé avec bienveillance[9]. »
« Comme l’affection de ses enfants, l’amitié apporte à Jean-Jacques Werner un confort intime. Si la solitude ne l’effraie pas, si même il la recherche, la présence d’amis lui est souvent nécessaire. Il n’y a pas contradiction. La méditation et la réflexion naissent souvent de l’approche des autres. Il se plaît à frotter ses idées, à les rôder, à les arrondir, rarement à les briser, car généralement il y tient ! Sa largeur de vue, sa connaissance de plusieurs langues, son don de sympathie lui ont facilité les rencontres avec des compositeurs de multiples cultures qu’il s’employa ensuite à faire connaître par le concert […][10] »
Ces qualités lui autorisent une grande rigueur dans les orientations et la formation de ses élèves, afin de leur donner les meilleures chances possibles d’épanouissement. « Sa bonhomie envers les jeunes élèves est appréciée et son accueil paternel leur donne confiance. Sans indulgence excessive, il les encourage cependant à jouer malgré les maladresses et favorise leurs essais dans l’exécution de pages contemporaines. C’est par une telle pratique précoce que s’assimile progressivement, selon lui, l’écriture d’aujourd’hui[11]. »
Dès le début de ses études à Strasbourg, Jean-Jacques Werner, excellent instrumentiste (Premier Prix de harpe et de cor, en 1955), sous l’influence de son professeur d’alors, Fritz Munch, lui-même chef d’orchestre et frère aîné d’un de nos plus illustres chefs d’orchestre, va s’intéresser à la direction, au point de se voir décerner en 1956, à 21 ans, le Prix de Direction d’orchestre ! Il poursuivra cette activité pendant son administration de l’École Nationale de musique de Fresne. Mais il eut le désir de s’engager plus avant dans cette fonction, qu’il considérait comme une mission : « ce que la société m’a donné, je le rends dans ce partage ». « L’harmonie à trouver dans cette société hétérogène, et en quête d’idéal à inventer n’est-elle pas, en effet, à l’image des aspirations de notre monde social[12] ? » interroge à juste titre Pierrette Germain qui poursuit en ses termes : « Les collaborations répétées avec des interprètes ou des ensembles extra-européens (l’International Youth Symphony Orchestra, aux États-Unis, la fondation de l’Orchestre franco-taïwanais, à Taïwan), ou multinationaux (1er Orchestre de l’Union Européenne des Écoles de Musique, Orchestre franco-allemand) traduiraient ce même goût de l’échange, ce besoin d’une connaissance de l’autre et une aspiration au partage des émotions intenses. La fréquentation des jeunes entretient, bien sûr, cette inclination dont elle est aussi la conséquence[13]. »
Il va relever superbement le défi de prendre la direction de l’Orchestre Léon Barzin, un de ses professeurs qui semblait une sorte de « sorcier ». Il fallait que l’âme puisse trouver son extension dans le bras : « L’âme, quant à elle, doit être rayonnante, nourrie de réflexion et de culture. Que l’oeuvre approchée soit de Bach, de Honegger ou de Tisné, elle draine en son cours un dire symbolique, ou théologique ou ésotérique, que le chef devra éclairer. En paroles certes, mais aussi dans l’évidence de la gestique. C’est la gestique sûre qui projette les intentions et si parfois elle contraint les instrumentistes, elle réussit toujours à les mettre en confiance[14]. »
La liste des œuvres qu’il va diriger est très conséquente et il leur aura accordé toujours une vigilante attention professionnelle comme une authentique disponibilité objective. Ses préférences sont assez transparentes, Bach, Beethoven, mais certaines ont capté plus durablement son souvenir, celles de ceux qu’il connaissait le mieux et dont il a ainsi pu mieux s’approprier le langage, « celui tourmenté, de Charles Chaynes, celui, fiévreux, d’Adrienne Clostre, celui limpide, de Michel Merlet. Dirigeant en création des œuvres aussi personnelles que Messages de Louis Saguer (1965), Mordfeld de Michel Aatz (1972), ou Décan d’André David (1987) il en apprécie la fermeté indépendante due à la spécificité des cheminements intimes. L’écriture scintillante d’Aubade de Milhalovici en 1964 ou celle opulente, d’Épilogue de Hagerup-Bull (1966) l’avaient séduit pour des raisons identiques.
Très attentif aux musiques où dominent humanisme et lyrisme qu’il propose telles des offrandes spirituelles : Arthur Honegger, Georges Migot, Jacques Chailley, Marcel Landowski, Jacques Castérède, Roger Calmel, Pierre Ancelin, Max Pinchard, Louis-Noël Belaubre, Pierrette Mari, Daniel-Lesur, Raymond Loucheur, Jean Rivier, André Jolivet, Édith Lejet, Serge Nigg, Marius Constant sont des compositeurs qu’il affectionne tout particulièrement.
Son catalogue, édité chez Delatour France, qui approche de 200 œuvres (en exceptant la musique pédagogique, les harmonisations, orchestrations, commandes) permet d’apprécier la diversité de son inspiration, de ses choix entre œuvres lyriques, musique vocale avec ensemble instrumental ou orchestre, musique symphonique, musique de chambre, concertantes, œuvres pianistiques, pour orgue, cycles de mélodies.
Héritier du langage tonal, il en connaît toutes les ressources et les exploite selon son inspiration ; son refus de se laisser enfermer dans un système et d’en subir les astreintes et les névroses est sans ambiguïté. Il refuse l’endoctrinement dont son temps fut l’objet et il déclare : « je suis convaincu de ce que les sons, lors d’une succession de notes, ont une tendance naturelle à s’attirer. » Il en avait une complète maîtrise et s’exprimait avec une fermeté, une liberté et une originalité qui lui sont propres. Il définissait ainsi son style musical : « Le style c’est moi, l’écriture c’est le surmoi ».
Par bonheur, en dehors des enregistrements d’œuvres qu’il dirige, nous possédons un certain nombre de disques qui nous permettent de le retrouver dans ses compositions, soit pour piano enregistrées par Geneviève Ibanez et Daniel Spiegelberg (double CD Marcal Classics MA 151001), soit pour musique de chambre (Marcal Classics M7 865 et Rem n° 311170XCD), dans la cantate n° 9 Un Fauteuil de Glaise (CD+ DVD Marcal Classics MA080201) et un très beau disque d’œuvres données en concert (Forgotten records fr 38W) avec deux cycles de mélodies, Notes prises à New York sur des poèmes de Roger Asselineau (cycle de 10 mélodies pour soprano et piano), L’Obstacle et la Clef sur des poèmes de Muriel Pécastaing-Boissière (cycle de 7 mélodies pour soprano et piano), et quatre pièces de musique de chambre pour divers instruments.
Il n’est peut-être pas impossible de trouver encore le CD REM (REM n° 311254 XCD) ou Jean-Jacques Werner dirige cinq de ses cantates (Notes prises à New York – cantate n° 1 –, Die Siberne Schulter – cantate n° 6 –, Archidoxe – cantate n° 4 –, L’Oiseau inaugural – cantate n° 3 –, Tausend Brücken, Cantate des Droits de l’Homme n° 5.
Un beau disque Ctésibios (CTE-062) nous propose des pages pour orgue, flûte et orgue, violon et orgue et le Psaume VIII pour chœur et orgue.
L’orgue toujours sur le premier disque d’un double CD Azulejaria [Az-6971 – le second disque est consacré à Božidar Kantušer (1921-1999)] enregistré par Georges Delvallée, au programme, les sept Préludes de chorals, Spiritual (avec Annie Jodry, violon), Le cantique de Siméon, Toccata.
Les compositions de Jean-Jacques Werner pour guitare sont relativement nombreuses et occupent tout un disque Marcal Classics (011101), interprété par Geneviève Chanut.
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Comment oublier ces heureux temps de partages, ici à Montrem, chez les Voise qui étaient si chaleureux et accueillants, ici dans la maison des bois, en comité restreint, où lors d’une assemblée générale au château de Teinteillac, en Dordogne, en juin 2007 ? Mémorable aussi la création à Périgueux de la cantate Le Fauteuil de glaise sur les extraits de lettres de guerre du compositeur Lucien Durosoir, création lors de laquelle s’est manifestée la délicatesse d’Annie et de Jean-Jacques compensant les mufleries saugrenues d’un taré follement épris de lui-même. Comment oublier ses appels téléphoniques exprimant toujours sympathie, gratitude, attention et gentillesse ? Nous sommes tous des mendiants de ces moments de grâce qui s’inscrivent comme des jalons dans un parcours dont nous apercevons vite l’extinction, précédée de quelques années de déclin et de solitude.
J’avais souhaité assister à la représentation de Luther mendiant de la grâce, à Mulhouse, ville relativement peu éloignée de la résidence (Montbéliard) d’une de mes nièces. Le 5 août 2017 réunis chez ma sœur Christine pour fêter son anniversaire et celui de Sacha, son petit-fils, cette éventualité fut évoquée et sa faisabilité tout aussitôt déniée. Par une voix intérieure dont j’ignore la provenance, j’ai su alors de manière indiscutable que je ne reverrai jamais Jean-Jacques ; cette sensation fut si forte que je suis entré dans un silence qui préfigurait le deuil qui nous atteint.
Entre-temps Pascal Arnault avait souhaité faire le voyage et s’organisa pour un séjour à Strasbourg afin d’assister à une des représentations de Luther ; il avait pris attache auprès de Jean-Jacques pour le rencontrer. Ainsi, à quelques jours de son départ, j’étais abasourdi d’avoir à lui annoncer cette nouvelle et de le voir faire ce voyage quelque peu funèbre en solitaire. Voici sa réaction : « Bonjour cher Alain, c’est une terrible nouvelle tellement inattendue pour moi qui l’ai vu le 12 octobre dernier au studio Raspail à Paris pour la création de ses Trois poèmes de Maurice Laugner. Je regrette d’autant plus a posteriori de n’avoir pas osé le déranger à la fin du concert, alors qu’il discutait avec Pierrette Germain-David. Je t’avais écrit le lendemain même tout le bien que je pensais de ces 3 mélodies et des 3 pièces pour piano également au programme. Le concert de vendredi soir à Strasbourg va décidément avoir une saveur puissamment dramatique ! Depuis un an que je te connais cher Alain, tu m’avais tellement parlé de ton ami Jean-Jacques, tu dois être très affligé ainsi que tous ses proches à qui j’adresse mes pensées de réconfort les plus sincères. J’aurai tellement aimé le connaître personnellement davantage. En tous les cas, samedi soir à Strasbourg, je demanderai au chef de chœur qui créera ma pièce[15], de dédier notre concert à la mémoire de ce grand humaniste-musicien. Condoléances et pensées émues à toutes et tous. »
Jean-Jacques m’avait passé un coup de fil en matinée du vendredi 20 octobre. Il avait évoqué la création de Luther à Barr, il me demandait de lui retourner les photos qu’il m’avait adressées pour la réalisation de son dossier sur le site. Le dimanche 22 octobre, j’ouvrais cette nouvelle page et l’en informais en soirée, en lui demandant si ma présentation lui convenait et comme nous en avions convenu, je lui retournais ses photos en lettre suivie lundi 23 au matin.
Mais il n’était plus là. Avait-il vu la page du site ? Personne ne pourra nous le dire.
Notre ami s’en est allé, j’en avais donc la prémonition depuis ce 6 novembre 2016 où il m’apprenait la brutale disparition d’Annie, son épouse[16]. Certains êtres sont tellement complémentaires qu’il leur est quasiment impossible de se séparer. La disparition de l’un appelle presque irrésistiblement celle de l’autre.
Puis, presque en suivant le départ de « l’aimée » Jean-Jacques subissait une importante intervention chirurgicale qui, s’ajoutant à ses problèmes cardiaques, me laissait fort perplexe et soucieux. Depuis ce jour, j’ai porté cette inquiétude. Désormais, j’appelais Jean-Jacques chaque semaine. Il me rassurait sur sa nouvelle solitude en précisant qu’une de ses filles était présente et pleine d’attention à ses côtés. C’est surtout par son engagement sans faille à la composition, tableau par tableau, de Luther mendiant de la grâce, puis aux répétitions qu’il suivait avec attention, que je pensais qu’il ne pouvait qu’être porté à l’action et éprouver moins de tristesse dans sa solitude.
C’est un vieil homme qui se penche sur un autre vieil homme, son ami disparu et qui en le perdant vient de perdre une part de lui-même. Annie n’était plus là depuis un an, Luther ou le mendiant de la grâce venait d’être créé avec succès, après plus d’une année de constant labeur. Une année qui était le temps du sursis, le dernier salut hautement significatif précédant la quête de sa propre grâce. Le testament était scellé.
Notre plus grande tristesse est de n’être point des saints, mais j’ai l’espérance que notre ami vient d’accéder à l’authentique lumière, celle où l’on retrouve tous ceux que l’on aime, la belle Annie, ses parents, un ami cher, disparu en 2007, le compositeur André David et tant d’autres.
C’était l’heure de tourner la page, après les dernières notes du mendiant de la grâce, qui cette fois, n’a plus pour nom Luther, mais Jean-Jacques Werner.
Nous saluons ton nom, nous nous souvenons de toi, dans l’attente de l’heure point trop lointaine des retrouvailles. Entre notre mutuelle affection et la mort, seule cette dernière est illégitime, ce qui me permet de te laisser la parole, car un créateur par son œuvre s’exprime pour toujours au présent : « Mes œuvres sont nourries de diverses expériences en philosophie, littérature ou arts plastiques, mais aussi de sons ou des souvenirs fortuits… les cloches de l’église Saint-Florin m’enchantent jusqu’aux larmes. La composition est un mélange insondable d’artisanat et d’exaltation[17]. » Cher Jean-Jacques tu auras, jusqu’à ton ultime chef-d’œuvre, Luther mendiant de la grâce, incarné la devise beethovénienne : « La liberté et le progrès sont le but de l’art comme de la vie toute entière. » □
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