WERNER Jean-Jacques
Jean-Jacques Werner © Jean Alain Joubert, 2008
Lien compositeur sur le site des Amf
« La double culture de Jean-Jacques Werner (compositeur), due à ses origines alsaciennes et étayée par sa formation musicale à Strasbourg puis Paris, s’est enrichie au cours de son actif cheminement professionnel d’instrumentiste, de chef, de créateur. La musique s’inscrit, pour lui, dans le champ de l’humanisme que nourrissent sa spiritualité, son amour de la littérature et sa complicité avec les poètes. Ceux-ci génèrent mélodies, cantates et ouvrages lyriques. Ils fécondent aussi une réflexion dont toutes les pages instrumentales portent trace : les mouvements de l’âme, ses élans, désirs ou déchirures s’y ressentent. Les cris de la conscience, ses alarmes ou ses plaintes sont traduits en une langue vigoureuse, colorée de traits incisifs ou d’envolées persuasives. La diversité du catalogue de ses œuvres rend compte des émotions de l’homme, son opulence des ambitions du bâtisseur. », Pierrette Germain-David
ENTRETIEN À BÂTONS ROMPUS AVEC JEAN-JACQUES WERNER
Marc-Mathieu Münch : Cet entretien, cher maître et ami, est un moment très important pour une meilleure connaissance de ton œuvre mais aussi plus généralement pour la musique et pour l’art parce que ce sont, à mon sens, les créateurs qui sont les mieux placés pour parler d’art. En effet, ils le vivent et l’expérimentent de l’intérieur. Ma première question sera pour te demander comment tu travailles lorsque tu sens venir une inspiration.
Jean-Jacques Werner : On ne sent pas venir une inspiration ; elle s’impose. Je travaille un peu comme les grands classiques. C’est un travail de la pensée. On se familiarise avec le sujet ou avec le poème. Après, musicalement, cela s’impose et cela se fait malgré soi. Ceci dit, c’est à l’aide de l’artisanat, à l’aide du métier. J’ai fait treize ans d’écriture avec Madame Dommel-Diény à Strasbourg et puis avec Daniel Lesur à Paris et je ne m’en plains pas ! C’était dur comme discipline. Disons que l’artisanat vient au secours de la pensée, mais la pensée, c’est autre chose. Je songe toujours à cette phrase de Madame Dommel-Dieny qui a très bien connu Honegger : « Honegger tournait dans son studio pendant huit jours, et tout d’un coup, ça devenait une évidence. » La composition musicale est ainsi.
Tout à l’heure, d’ailleurs, nous avons parlé de l’intuition chez les peintres et de ce qui fait la différence entre le talent et le génie. Ma femme, Annie Jodry, fréquentait beaucoup les peintres. Elle connaissait très bien Dunoyer de Segonzac. Nous avons un tableau de lui, le Moulin de Crécy. Il y a une chose qui l’intriguait beaucoup dans ce tableau. C’est un oiseau au milieu de la peinture et Dunoyer a pris son pouce, il a occulté l’oiseau et… le tableau n’existait plus. En fait, c’est comme Stravinsky qui disait : « Je mets les accents où les autres ne pensent pas à les mettre. » C’est une part d’inspiration extraordinaire.
Marc-Mathieu Münch : L’artisanat n’est-il pas pour le compositeur comme le corps pour le sportif, il faut qu’il suive ?
Jean-Jacques Werner : Oui, mais il faut faire des efforts parce que la création, c’est difficile. C’est beaucoup de tourment. C’est un peu comme la foi. En réalité, on nous a appris au Conservatoire à écrire dans tous les styles. Mais à quoi bon, au fond. J’en ai perdu l’habitude maintenant, mais je pourrais écrire dans le style de Lully, de Fauré, de …, mais cela ne sert à rien parce qu’ils l’ont si bien fait. Il faut se trouver, chercher sa propre vérité sans chercher à être original. Il s’agit, comme le disait Bachelard, de « l’intuition de l’instant. » Oui, c’est bien cela, l’intuition de l’instant. On ne sait pas d’où ça vient, mais ça vient.
Rappelle-toi Johann Strauss, le roi de la valse. Je n’aime pas trop cette époque-là, mais il avait peur de perdre ses idées. Aussi avait-il des manchettes de chemise avec des portées. Brahms le raconte dans une lettre. Strauss notait fidèlement ses idées. Une idée qui vous échappe, c’est absolument dramatique. Cela m’est arrivé. J’étais malheureux comme un pauvre diable.
Marc-Mathieu Münch : L’intuition vient-elle sous forme de timbre, d’harmonie ou de plusieurs mesures mélodiques ?
Jean-Jacques Werner : Cela vient après. Pour la dernière mélodie que j’ai faite, j’étais subjugué par le poème et c’est un tout qui s’est présenté, comme une sorte de nébuleuse. Puis on cerne sa pensée, on va de l’extérieur vers l’intérieur du poème. Et c’est comme cela que cela se construit.
Quand j’étais chef d’orchestre, j’ai dirigé souvent en Finlande. Une fois j’y ai dirigé une importante œuvre contemporaine. Un ami, Haari Heming, m’a demandé comment je m’y prenais. « I begin to smell, lui dis-je. » Dans la composition et la création, c’est un peu le même processus. Cela vient, on ne sait pas d’où, et tout à coup cela se présente à vous.
Marc-Mathieu Münch : Et quand cela éclate, ce sont déjà des sons ?
Jean-Jacques Werner : Oui, ce sont des sons.
Marc-Mathieu Münch : Et alors quel est le rapport avec le texte, quand il y a un texte ?
Jean-Jacques Werner : Le texte est la source du son, du melos. Il y a déjà la musique du verbe. C’est mallarméen, cette musique qui colle aux syllabes, aux voyelles. Alors on ne peut pas mettre sur un « a » n’importe quelle note, par exemple un tuba contrebasse, sûrement pas.
Marc-Mathieu Münch : Est-ce que tu ressens la difficulté du fait qu’en mettant de la musique sur un texte on détruit partiellement la musique du texte ?
Jean-Jacques Werner : Non, je n’ai pas ce sentiment. Par contre je suis assez schumannien dans ma démarche créatrice. Une fois que tu as une idée et qu’elle est mise sur le papier, une idée en entraîne une autre qui vient de l’idée immédiatement précédente. C’est une sorte de métamorphose. Je l’ai fait dans ma pièce pour harpe et guitare. Ce sont des métamorphoses d’un thème que l’on n’entend dans sa plénitude qu’à la fin.
Marc-Mathieu Münch : Á l’écoute de cette pièce, j’ai été fasciné par le repérage des instruments, qui apparaissent au départ comme des jumeaux.
Jean-Jacques Werner : La harpe et la guitare, c’est un peu David et Goliath. La harpe a 47 cordes et la guitare n’en a que 6. En composant, il fallait faire attention à la guitare.
Marc-Mathieu Münch : Tu es harpiste ?
Jean-Jacques Werner : J’ai mal tourné. Lily Laskine me disait : « Tu tournes mal. »
Marc-Mathieu Münch : Tu as travaillé avec elle ?
Jean-Jacques Werner : Oui, j’ai donné des concerts avec elle. Elle était formidable. Toute petite. Elle renversait la harpe. Elle n’aimait pas que je me détourne de la harpe pour diriger et composer. La difficulté, c’était qu’il y a des registres où la guitare doit avoir le dessus sur la harpe. Il fallait isoler le texte. C’est de l’artisanat, du métier pour qu’on puisse entendre les deux instruments. C’est pour cela que j’ai fait des choses non improvisées, mais cependant très libres où chacun des solistes pouvait s’exprimer.
Marc-Mathieu Münch : Oui, c’est une des caractéristiques de ton œuvre, la liberté, la succession des séquences, si j’ai bien écouté. Une chose en entraîne lyriquement une autre.
Jean-Jacques Werner : Est-ce que je peux citer Migot ? Je l’ai bien connu. Il fut un esprit supérieur. Il disait que Berlioz, c’est le contraire des Allemands. Lorsqu’il varie un thème, il se réfère toujours à la variation immédiatement précédente. La six sort de la cinq ; la sept de la six… Tandis que Brahms et même Mozart se réfèrent souvent au thème initial. J’aime cette idée de métamorphose. Une cellule en engendre une autre ; c’est biologique.
Marc-Mathieu Münch : Je l’ai bien compris. Du point de vue historique, c’est une évolution très importante dans tous les arts. C’est l’invention de la forme interne, créée immédiatement par l’œuvre elle-même et non pas donnée d’avance par la tradition.
Jean-Jacques Werner : Oui, c’est cela. La sonate comme forme fixe. Et pourtant tous les grands compositeurs n’avaient de cesse de casser le moule.
Marc-Mathieu Münch : J’aimerais te poser maintenant une question sur le timbre parce qu’il me semble que la qualité du timbre est une chose qui compte beaucoup pour toi en tant que compositeur.
Jean-Jacques Werner : Oui et cela s’est renforcé par mon activité de chef d’orchestre parce que le timbre, c’est fondamental. Mais dans la composition, si je prends l’exemple d’un poème, c’est le timbre de la voix que je choisis. Pour tel poème, un ténor, pour un autre un mezzo dramatique, pour un autre encore un soprano dramatique. Dans l’orchestre, il n’y a pas seulement des tessitures, il y a les timbres dans cet énorme ambitus sonore. Avec l’orchestre, il faut savoir ce que l’on veut faire. L’astuce et le métier font que tu peux fondre le timbre dans le tout grâce au jeu instrumental. Dans le grave une contrebasse jouant des harmoniques, cela sonne merveilleusement. Cela siffle et possède une force incroyable. Mais le choix du timbre, c’est déjà de l’orchestration. L’orchestre, c’est ce qui fait la beauté de Berlioz. Les harmonisations de Berlioz ne sont pas toujours très orthodoxes. L’extraordinaire génie du timbre qu’il avait cache ce qui ne correspond pas au canon de l’harmonie classique. Ainsi dans Roméo et Juliette ou dans la Fantastique. C’était un coloriste sonore. Il n’avait pas l’esprit du piano. Il jouait de la guitare et admirait Paganini. Il aimait la virtuosité et l’ orchestre.
Marc-Mathieu Münch : Il aimait aussi un peu la folie !
Jean-Jacques Werner : Complètement fou ! En composition musicale, ce qui est intéressant, c’est l’obéissance à certaines lois de la nature. On ne peut pas écrire n’importe quoi. Il y a d’abord les gammes pythagoriciennes et en même temps il y a le mouvement vertical et le mouvement horizontal. Chaque ligne doit avoir son destin. C’est l’art de Bach. Prenons n’importe quelle œuvre de Bach, il y a un début et la ligne est conduite jusqu’au bout. Migot, dont on a parlé tout à l’heure, se référait à çà. Il détestait la sensible. Il trouvait une certaine mollesse dans la sensible. Il préférait le tétracorde. Ce qui fait que son œuvre paraît ésotérique. En somme les fondements sont la verticalité et l’horizontalité à condition qu’elles s’articulent bien. La verticalité devrait venir de la science, du mouvement et de la vie des lignes qui ont leur propre vie. C’est tout l’art de Bach, du contrepoint et de la fugue. Mais tout ceci est complexe. Il ne faut pas trop réfléchir.
Marc-Mathieu Münch : Justement, parlons un peu de l’intellectualisme dans ce cadre de l’inspiration.
Jean-Jacques Werner : Pour moi, l’erreur dans laquelle a été induite la musique, c’est quand, après le post-romantisme et l’impressionnisme on a essayé de trouver de l’originalité au son même. Aller dans le spectre du son. Mais la musique, la véritable musique est dans le son, bien entendu, mais surtout dans l’intervalle. Le message sonore, la densité sonore, est dans l’intervalle, dans la tension, ce n’est pas le son pour le son. C’est la même chose en poésie où la musique relie deux mots. Telle est la raison pour laquelle Schönberg est revenu en arrière. Il a même dit que l’on peut encore écrire de la musique en DO majeur quand il a vu où menait le dessèchement du langage dodécaphonique. J’ai essayé d’analyser le Quintette à vent de Schönberg. Je suis arrivé jusqu’à la troisième ou quatrième page… Pourtant Schoenberg était un très grand musicien. A un moment donné la plume le dépassait. Le musicien qui écrivit la Nuit transfigurée ne pouvait être sec. Seulement après viennent les thuriféraires qui s’engouffrent dans le système et par là on en revient au dogme : il n’est point de salut hors le dodécaphonisme ou la musique sérielle.
Marc-Mathieu Münch : J’ai souvent eu l’impression, en t’écoutant, que l’une de tes caractéristiques était justement de donner beaucoup d’importance au timbre comme je l’ai écrit dans Fiat sonus. Je pense que je suis allé trop loin.
Jean-Jacques Werner : Non, tu n’es pas allé trop loin. Le timbre est important. Je suis né à Strasbourg et j’ai grandi à Cronenbourg, rue de Dossenheim très exactement à côté de l’église Saint- Florent. Mon éveil musical fut le timbre d’une cloche, le carillon. Figures-toi, que même à mon insu, il y a toujours quelque part un carillon chez moi. C’est le cas dans les Notes prises à New York. Il y a aussi le choral protestant, luthérien, je ne vais pas le renier. Comme l’a dit un de mes amis à qui j’avouais que je doute quelquefois : « Le doute, c’est aussi la foi. » De toute façon, la musique est un mystère. Pourquoi est-ce que l’enfant chante et danse avant de parler. Pourquoi est-ce que, à Sarajevo ou sur le Titanic, les gens ont chanté des cantiques ? C’est bien qu’il y a quelque-chose du tréfonds de l’âme dans la musique !
Marc-Mathieu Münch : Enfin, cher maître, j’aimerais poser la question du mystère de la musique parce que c’est la plus difficile et parce que la musique l’exprime peut-être mieux que les autres arts.
Jean-Jacques Werner : Est-ce que le mystère s’explique ? Je n’en sais rien. Quand j’étais à l’armée, en Algérie, j’étais dans un régiment disciplinaire parce que j’avais refusé de faire les EOR. La colonisation n’était pas mon choix. J’étais donc affecté au 3e RIMA, au sud d’Oran et dans les djebels.
Je me rappelle qu’on avait des Sénégalais qui n’étaient pas formés à la musique. Quand il y avait une cérémonie aux Monument aux Morts et quand on sonnait le clairon, j’ai vu des soldats pleurer d’émotion. Le mystère musical, le son, réveille quelque chose au fond de nous-mêmes. Pourquoi est-ce que tel ou tel thème nous prend aux tripes ? Et telle autre musique moins ? Le mystère musical, c’est par exemple l’andante cantabile du quatuor avec piano op. 47 de Schumann. D’où est-ce que cela vient et pourquoi est-ce que cela émeut tellement ? Ou telle œuvre de Tchaikovsky ou de Debussy ? D’où ça vient, on n’en sait rien du tout. Cela se passe malgré nous. À notre insu. Nous sommes un véhicule. Pour mon Luther1, je ne sais pas ce qui a guidé ma main. Quelquefois, pendant trois jours, je n’écris pas une note. Et puis ça vient. Et après ça marche. Est-ce le sujet, la foi, la lumière, l’ambiance ? On n’en sait rien.
Marc-Mathieu Münch : Mais n’y a-t-il pas des choix qui se présentent au moment de travailler ?
Jean-Jacques Werner : Ah, si.
Marc-Mathieu Münch : Mais alors qu’est-ce qui dit que telle note, tel accord est bon et que telle note, tel accord ne l’est pas ?
Jean-Jacques Werner : C’est cela l’intuition. Dans ma rue il y avait un physicien de haut vol, aujourd’hui décédé, Rechenmann. J’ai eu la chance de le connaître. Il disait qu’Einstein ne savait pas d’où venaient les solutions. De la foi peut-être ? Si Pascal, Gandhi, Jean-Sébastien Bach, Goethe avaient la foi, pourquoi pas moi ? Nous ne sommes pas des fruits secs et il faut que le mystère reste le mystère, sinon il n’a plus de profondeur ; il n’est plus un au-delà.
Marc-Mathieu Münch : « Le mystère est un au-delà », quelle belle formule ! Est-ce qu’on ne pourrait pas justement tenter de suggérer que le mystère, c’est l’au-delà du connu, que c’est à la fois l’intuition qu’il y a encore quelque chose au-delà de ce qui est accessible à l’esprit humain et qu’on en est même proche ? Cela nous renvoie à la recherche et à Einstein.
Jean-Jacques Werner : Bien sûr, c’est une vérité. Au delà du mur. Qu’est-ce qui fait, quand tu vois des pianistes entrer sur scène – je pense à mon ami Spiegelberg qui est un pianiste inspiré – ou à Wilhelm Kempff que j’ai entendu dans ma jeunesse : Quand ils entrent sur scène et posent leurs mains avant d’attaquer : c’est déjà Beethoven. Comment expliquer quand on voyait un chef comme Carlo Maria Giulini ou Arturo Toscanini même dont on disait qu’il était nerveux ou Furtwängler… quand tu vois ces gens-là, ils lèvent les bras et c’est déjà la musique. J’ai de Charles Münch une image extraordinaire, une image de son bras comme s’il tirait une charrue ; il cherchait la force et la projetait. La musique, c’est la projection !
Marc-Mathieu Münch : Une dernière question peut-être. Est-ce que tu as le sentiment d’exprimer la condition humaine dans tes compositions ?
Jean-Jacques Werner : Ce serait vanité de ma part. J’ai assez à faire avec ma propre condition humaine et celle de mes amis. Mais il y a plutôt quelque chose, quelque part, des musiques qui expriment le cosmos. A ce propos, je te ferai entendre un court extrait de mon quatrième Quatuor à cordes où j’étais comme transcendé…
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1 Luther, le mendiant de la grâce, est l’opéra de J.-J. Werner qui sera créé en octobre 2017.
Annie & Jean-Jacques WERNER © Jean-Jacques WERNER |
Entretien avec Jean-Jacques WERNER
Les Amis de la Musique Française : Quelles sont vos aspirations en tant que compositeur ?
Jean-Jacques Werner : Je n’ai ni ambition ni aspiration sauf celle de bien faire. Depuis que je suis enfant, j’ai toujours entendu de la musique dans ma tête, et mon combat de compositeur est de mettre sur papier ce qui chante en moi, nonobstant les influences. C’est d’ailleurs parfois douloureux pour moi car, étant chef d’orchestre, il faut que je m’imprègne des œuvres que je dirige pour ensuite les oublier quand je compose.
AMF : Comment gérez-vous ce phénomène ?
J.-J. W. : C’est plutôt inconscient. J’ai eu un professeur formidable, Fritz Münch, le frère de Charles. Il me disait : « Tu auras toujours besoin d’avoir des tiroirs derrière toi ». Ces tiroirs c’étaient bien sûr de connaître le répertoire, l’écriture classique, etc. La composition, c’est un peu la même chose. Tout compositeur, surtout quand il est bloqué, est content de savoir ce que Rimski-Korsakov, Mahler ou Debussy ont fait dans certaines situations délicates.
AMF : Au moment de composer, par exemple dans le cadre d’une commande, comment vous vient la première impulsion ? Qu’est-ce qui vous invite à composer ?
J.-J. W. : C’est peut-être déjà la couleur instrumentale de la commande. Un trio de cuivres par exemple me chante plus qu’un trio violon, violoncelle et piano ! L’orchestre m’inspire également. Je ne peux pas écrire une ligne sans l’associer à un timbre. Pour la voix ce sera en plus le caractère. Si c’est une alto dramatique ou une soprano lyrique, la musique qui viendra en moi ne sera pas de même nature. Par contre, je cherche toujours l’expression lyrique, la signifiance de ce que j’écris.
AMF : Qu’entendez-vous par lyrique ? Car le terme aujourd’hui est polysémique.
J.-J. W. : C’est le devenir de la phrase qui est lyrique. Vous avez une intuition du départ et il faut ensuite mener la phrase jusqu’à ce « qu’elle ne puisse plus », jusqu’au bout. Et qu’elle chante. Cela peut être dodécaphonique, sériel ou modal, peu importe. La composition c’est finalement le choc de plusieurs phrases entre elles. Cela nous amène à la verticalité.
AMF : Comment travaillez-vous ? Pourriez-vous décrire par exemple une séance de composition ?
J.-J. W. : Il faudrait voir l’état du tapis de mon bureau, usé à force de tourner en rond. J’écris beaucoup à la table mais je suis souvent au piano pour avoir l’accord concret. Quelque fois on passe beaucoup de temps à chercher, et d’un seul coup l’idée émerge. Cela peut être à l’écoute de la radio, d’un disque, d’un chant d’oiseau, une situation… C’est comme cela que ça se passe !
AMF : Mais ensuite ? Il est clair que vous n’avez pas de système. Alors comment faites-vous pour que la forme s’élabore par exemple ?
J.-J. W. : La forme s’installe tout doucement. À mon avis, il ne faut pas avoir une forme préconçue parce que la plume vous guide. Une idée vient après l’autre. C’est schumannien, mozartien aussi. On part pour écrire une mélodie et on écrit une scène dramatique !
AMF : Comment concevez-vous alors la forme ? Serait-ce quelque chose d’organique, ou des séquences… ?
J.-J. W. : C’est à la fois organique et composé de séquences. J’aime aussi la notion de variantes. Une cellule sort de l’autre, travail très élaboré de la composition. Mais il faut quand même dire que beaucoup de choses se passent malgré nous. Nous ne sommes que l’instrument de ce qui préexiste en nous, avec nos joies et nos peines. C’est très hölderlénien. Thomas Mann dit la même chose. Dans cette recherche de la beauté, il y a aussi l’angoisse qu’en puisant au plus profond de soi pour trouver la plus belle mélodie possible la fontaine ne se tarisse.
AMF : Vous rattachez-vous à une école, à une géographie, à un courant ?
J.-J. W. : Je me considère comme un rhénan. Il y a là toute une tradition de lumière, de pétulance et de joie de vivre. Mais il y a aussi ce que Brahms appelle « la douleur au monde ». Je sens parfois en moi cette grande mélancolie qui est typiquement mittel-européenne.
AMF : Dans le livre que Michael Andrieu a réalisé sur vous1, plusieurs fois vous soulignez le fait que la composition n’est pas l’improvisation. Elle peut être une base mais il faut ensuite retravailler. Toutefois, à l’écoute de votre musique, par ses rythmes déphasés, ses résonances d’harmonies, etc., certaines œuvres peuvent parfois donner des impressions d’improvisation, de grande liberté. Comment conciliez-vous cet important travail de composition avec le fait qu’un public moins averti puisse la percevoir comme quasiment improvisée ?
J.-J. W. : Ce n’est pas incompatible. Je n’aime pas les carcans (souvenons-nous que Beethoven cherchait à faire exploser la forme sonate). C’est en fait une recherche de la phrase libre. C’est l’évasion. La barre de mesure était une institution utile mais aussi un frein à la liberté. Or, j’essaie justement de trouver le point d’équilibre entre une impression d’improvisation mais en réalisant une œuvre très construite. Le fond de la composition reste le savoir-faire.
AMF : Comment définiriez-vous votre musique auprès d’une personne qui ne l’aurait jamais entendue ? En quels termes, avec quels mots-clés la décririez-vous ?
J.-J. W. : Ma musique demande à être reçue. Et il y a aussi des musiques de périodes différentes. Je n’écris plus maintenant à 73 ans comme j’écrivais à 25. Le mot-clé est peut-être la sincérité, même s’il faut une certaine culture pour vraiment l’apprécier. Mais il ne faut pas non plus savoir dessiner pour apprécier un tableau. J’aimerais bien que ma musique soit reçue tel quelle est. L’auditeur doit être un acteur, c’est certain. En tout cas, ma musique n’est pas abstraite. J’aime l’équilibre dans une œuvre. J’aime qu’un élément musical réapparaisse de façon récurrente. Sans pontifier, je pense que la musique est vraiment un art du discours.
AMF : Est-ce que votre musique porte un message ?
J.-J. W. : Ce serait vraiment prétentieux ! Elle se veut plutôt un reflet sonore et sensible de notre temps !
AMF : Qu’espérez-vous alors de l’auditeur ?
J.-J. W. : La musique est vérité et finalement amour. Mon aspiration a toujours été attiré par ce qui n’existe pas. Il y a la nostalgie de ce qui est et la prescience de ce qui sera. La musique est ce qui chante en l’homme, ceci en fonction de ce qu’il a reçu, de ce qu’il ressent. Puis on la transcrit avec sa sensibilité. C’est ce que j’aimerais que l’auditeur ressente : l’œuvre d’un musicien témoin de son temps.
AMF : Quel regard portez-vous sur la musique en France depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale ?
J.-J. W. : J’ai subi les années 1950-60 et l’avènement de la découverte de Webern. On a essayé de nous faire croire que c’était le début d’une nouvelle ère. Et j’ai toujours pensé que c’était le point ultime du système tonal et qu’il fallait trouver autre chose. Mon regard sur cette période me porte à penser que ce fut une période charnière comme à l’époque de Philippe de Vitry et de l’Ars Nova. L’hyper-complication a mené à l’hyper-simplicité. Pensez à Satie ! Sauguet disait que Satie cherchait la « ligne nue ». Or, il n’y a rien de plus difficile que cela. Ma quête est celle de la beauté et qu’importe le langage. Même si à un moment de ma carrière j’ai du me prouver à moi-même que j’étais capable d’écrire « sériel » (pas forcément dodécaphonique). Ainsi, par exemple, la Cantate des droits de l’Homme se termine par un aria construit sur les douze notes. J’ai toujours écrit ce que j’avais envie d’écrire, dans un geste spontané qui réclame un contrôle au moment de la composition.
AMF : Quant à la situation musicale actuelle ?
J.-J. W. : On se cherche. Je dois dire que je n’apprécie pas trop les post-tonaux, la fausse tonalité, etc. Par contre, je suis tout à fait favorable à ce qu’on nomme « la note pivot ». Il faut des points d’ancrage au discours musical. Stravinsky l’a fait de façon merveilleuse.
AMF : Y a-t-il des personnalités qui vous frappent ?
J.-J. W. : J’ai toujours une fascination pour Dutilleux, Ligeti, Lutoslawski ou Britten. J’ai une certaine admiration pour Chostakovitch, malgré un côté « graphomane » trop exacerbé. J’aime les compositeurs qui ont en eux et dans leur œuvre le germe de la durée. Daniel-Lesur a dit dans un des cours que j’ai reçu de lui : « Il faut écrire comme si c’était pour l’éternité ». C’est un bien vaste programme, mais il voulait dire qu’il faut donner une dynamique indestructible à une œuvre, en essayant de se débarrasser de tout ce qui est inutile.
AMF : Que composez-vous actuellement ?
J.-J. W. : Un trio assez important pour violon, violoncelle et piano. J’ai eu une commande d’un trio hongrois avec la pianiste française Isabelle Oehmilhen. J’orchestre aussi ma dernière cantate qui doit être donnée à la radio roumaine en 2009. Un de mes anciens élèves de direction, Jean Thorel, vient d’être nommé à Hong-Kong et il m’a commandé une œuvre pour violon, alto et orchestre. Enfin, des membres de mon orchestre Léon Barzin, m’ont demandé d’écrire un trio pour hautbois, cor et piano.
AMF : Si vous ne deviez retenir que deux ou trois de vos œuvres, lesquelles choisiriez-vous ?
J.-J. W. : Le Fil d’Ariane qui est une œuvre accomplie. C’est un opéra qui ne raconte pas une histoire et qui sonde les ressorts de l’âme humaine. Je pense qu’il est assez novateur. Et puis peut-être mes pièces pour violoncelle et piano, mon concerto pour harpe et orchestre…
AMF : Un commentaire sur la pièce jointe à ce bulletin, le Lied ?
J.-J. W. : C’est la citation qui m’a inspirée. Je ne pouvais faire qu’une musique dépouillée. Il y a un déroulement de la phrase qui colle au poème de Walter von der Vogelweide avec des harmonies personnelles. Mais il faut voir également que c’est un contraste, un moment de repos dans un recueil où les autres pièces sont plus complexes et plus virtuoses.
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1. Jean-Jacques Werner : Mille ponts entre un homme et sa musique, Éditions Delatour, Sampzon, DL 2008.
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