PÉNICAUD Éric

Éric Pénicaud©Manoël Pénicaud-2017

Éric PÉNICAUD, compositeur, guitariste, né en 1952

 

VOYAGE DANS L’UNIVERS MUSICAL D’ÉRIC PÉNICAUD

Pascal ARNAULT

avril-mai 2018

Un mot juste à sa place, le monde croît en nous.

René Welter

 

Ce “tu”  qui propose la grâce.

Éric Pénicaud

Partir à la découverte de l’œuvre d’Éric Pénicaud, c’est tout d’abord, tomber en amour (comme diraient nos amis québécois) face à la poésie exquise des titres de ses compositions : Le Chant du torrent, Concerto pour le Grand Large, Le Nuage d’inconnaissance, Stable/Mouvants, etc… Puis, allant voir du côté de ses partitions, être saisi par la beauté graphique de celles-ci et surtout saisi par la sensation (comme chez Dutilleux) qu’aucune note, aucun espace, aucun signe n’est en trop ; que tout est méticuleusement ordonné et que, pourtant, l’écoute de celles-ci, nous surprend par son imprévisibilité.

C’est à une tentative d’élucidation du beau mystère de ce paradoxe que nous convions à présent nos lecteurs au travers de l’analyse de quelques œuvres.

Mais tout d’abord, qui est Éric Pénicaud ? L’homme est né le 14 juin 1952 sous les cieux toujours ensoleillés de Casablanca ; imprégnation méditerranéenne qui aura assurément une influence décisive sur les œuvres du compositeur en devenir. Cette identité de départ quasiment double, saura trouver dans un esprit curieux, et une éducation ouverte, le terreau fertile des œuvres éclectiques futures, où l’idée de brassage et mélange de cultures diverses est quasiment obsessionnelle. Obsession compositionnelle favorisée aussi par un parcours d’initiation à la musique hors norme.

De retour du Maroc, la famille s’installe à Paris. Éric Pénicaud apprend la guitare à l’âge de 7 ans avec son père, bon guitariste amateur. Lequel père avait appris la musique de son épouse qui elle-même l’avait apprise de son père, d’autres aïeux pas si lointains ayant connu Ravel et Fauré (et même le vieux Brahms) ainsi que Pablo Casals et Ricardo Viñes… Excusez du peu !

Cette découverte est un moment clé de son parcours, car malgré des études musicales poussées vers des horizons tout autres lors de la maturité, jamais il n’abandonnera cet instrument ; au contraire, même, il va tout mettre en œuvre pour le faire entrer dans des ensembles où il n’avait alors presque jamais trouvé sa place.

À 13 ans il perfectionne son art de la guitare avec le grand Narciso Yepes et s’initie en même temps aux « compás du flamenco » et au jazz. Déjà le goût de l’éclectisme ! Goût de l’éclectisme, par exemple son amour du jazz (il joue souvent avec Laurent Petitgirard). Mais la vie parisienne ne lui convient pas, le soleil méditerranéen lui manque, et, à 19 ans, déjà sûr de ce qu’il ne veut pas, le voilà parti pour la Provence où il se fixera définitivement… du moins entre ses nombreux voyages sur les mers (rejoignant ainsi la belle tradition française des compositeurs marins du tout début du XXe siècle : Albert Roussel, Jean Cras).

C’est à son arrivée en Provence qu’il suit la classe de perfectionnement en guitare classique auprès de René Bartoli et qu’il se recentre sur la composition, guidé en cela à ses débuts par son oncle compositeur Stéphane Caplain Saint-André. Il découvre et analyse alors avec avidité les œuvres anciennes de G. de Machaut et les œuvres contemporaines de Stravinsky, Bartók, Ohana ou Messiaen.

Son irrésistible goût de l’ailleurs, le fait s’initier également à la navigation en voilier. Dès lors, il arpentera beaucoup l’espace maritime méditerranéen et en ramènera de nombreuses « collectes ethniques » qui nourriront l’inconscient créatif du compositeur.

Cette initiation musicale hors cadre classique, et très éclectique, va engendrer un style singulier. Mélange subtil du raffinement pointilliste de l’écriture pour cordes de Dutilleux, des contrastes rythmiques chers à Stravinsky et Messiaen, de la clarté incantatoire dans la déclamation vocale, chère à Ohana ; associé à un humanisme mystique ouvert (sur le monde et l’envie de connaître les passerelles entre les différentes spiritualités1). D’ailleurs parmi ses nombreux arrangements musicaux, on trouve parmi les plus récents, un Notre Père de Rimsky-Korsakov, transcrit pour guitare et chanteur gitan on ne peut plus étonnant !

Pour avoir une idée plus précise de la singularité esthétique d’Éric Pénicaud, égrenons à présent une brève analyse de 4 œuvres représentatives du compositeur ; en solo tout d’abord avec la Forlane (1980, révision en 2000) pour guitare, puis en duo avec Stable/Mouvants (1980 révision en 1997) pour violon et guitare, puis en quintette avec Le Nuage d’inconnaissance (2000) pour quatuor à cordes et guitare, enfin une œuvre orchestrale avec le Concerto pour le Grand Large (2015) pour orchestre à cordes de chambre, une flûte et une guitare solistes.

En écoutant la Forlane (pièce de grande virtuosité dédiée à une guitariste hors pair, Tania Chagnot) sur YouTube, on a le plaisir du son et du graphisme de la partition en même temps. L’encodage est d’une clarté admirable et contraste avec l’impression de divagation poétique du rendu sonore, pourquoi ? Le compositeur s’ingénie à employer avec finesse quelques-unes des trouvailles d’écritures typiques de l’avant-garde de la seconde moitié du XXe siècle comme :

  • Les rythmes en accélérés/décélérés libres (cher à Dutilleux dans le Miroir d’Espace du quatuor Ainsi la Nuit, par exemple).

  • « Les temps hors temps » en contraste avec des « tempi pulsés » (chers à Boulez et à son obsession de l’alternance, « temps lisse » et « temps strié »).

  • L’utilisation de toutes les ressources de l’instrument (toute son étendue, mais aussi les harmoniques et le bois percuté de la guitare).

Mais là où certains avant-gardistes, par ces encodages nouveaux, brouillent la lisibilité, Éric Pénicaud les distille avec une telle acuité qu’elles n’obscurcissent en rien la clarté graphique de ses partitions… Et pourtant l’effet d’imprévisibilité sur l’auditeur, lui, se fait nettement sentir. En écoutant cette Forlane (qui n’a rien du superbe pastiche (exercice de style) ravélien) la perception générale, in fine, est celle d’avoir entendu comme l’écho lointain et fantomatique d’une vieille danse de la Renaissance qui ressurgirait irréelle le plus souvent, et presque tangible parfois, comme un songe éveillé où le rêve et le réel se confondent.

Cette courte (mais néanmoins très dense et inspirée) pièce est assurément avec le Tiento de M. Ohana et la Sequenza XI de L. Bério, une des pages pour guitare solo parmi les plus réussies de la « maigre » littérature solo moderniste pour cet instrument.

Avec le duo Stable/Mouvants, au titre humoristique, (car riche de sens philosophique sur l’Un et le Multiple)2 mais non grotesque, on retrouve toutes les caractéristiques de langage de la Forlane, à savoir une obsession des climats instables incarnés par les fameuses alternances de « temps psychologique » et « temps pulsé » chères à Messiaen, qui prennent ici une importance structurelle et poétique nettement plus fondamentale que chez l’auteur de Saint-François d’Assise. Remarquons également avec cette deuxième œuvre évoquée, le goût d’Éric Pénicaud pour les musiques qui semblent naître du silence pour retourner au silence, nul clinquant dans les codas de ce compositeur mais des points de suspension à l’infini dans la tête de l’auditeur… Comme on pourrait le dire également après l’écoute du Nuage d’inconnaissance où le quatuor à cordes est comme un reflet étouffé des plaintes élégiaques de la guitare « au-dessous ».

Dans le catalogue fourni du compositeur, on trouve une bonne quinzaine de pièces pour guitare solo et autant de pièces à caractère pédagogique pour une, deux ou trois guitares ; de nombreuses pièces en formation de chambre, de nombreux arrangements jazz, mais seulement deux pièces vocales (Ave Maria et Pater Noster, pour voix et guitare) et une seule pièce orchestrale, le Concerto pour le Grand Large (création mondiale par l’orchestre de chambre de Toulouse)… Quand on sait que la « visibilité médiatique d’un créateur » se mesure à l’aune de l’importance de ses créations orchestrales, on comprend dès lors qu’Éric Pénicaud soit le moins connu (hélas !) des compositeurs de « Musique Nouvelle » (comprenant Thierry Escaich, Anthony Girard, Michaël Sebaoun et Philippe Hersant. Ce concerto est pourtant un chef-d’œuvre d’équilibre sonore entre le soliste (le fabuleux Sébastien Llinares) et l’orchestre. Le compositeur ayant bien soin de ne jamais noyer le soliste sous l’orchestre, comme on a pu parfois le voir et l’entendre avec d’autres concerti pour cet instrument et des compositeurs avant-gardistes moins au fait de la technique particulière de la guitare. Ici, nul besoin de subterfuge (amplification de la guitare pour passer dessus l’orchestre), l’équilibre sonore est déjà là dans la partition aussi réussie et du coup aussi bouleversante de poésie que dans les concerti pour violoncelle de Chostakovitch ou Dutilleux, dont elle atteint assurément les sommets expressifs de mystère du second et d’élégie du premier.

Après ce bref portrait biographique puis esthétique d’Éric Pénicaud, intéressons-nous à présent à la toute dernière œuvre du compositeur : Jusqu’en notre exil tu murmures, dont la création est prévue pour 2019. Le texte mis en musique est du compositeur lui-même et s’abreuve (selon Éric Pénicaud3) à des sources littéraires d’époques différentes, mais toutes françaises : Villon, Chrétien de Troyes, Baudelaire, Hugo, Bernanos, Giono. Et la musique se ferait l’écho du goût du compositeur pour : Purcell, Vivaldi, Bach, Mozart, Stravinsky, Barber, Ohana… À voir partition en mains !… Plongeons à présent dans l’analyse de celle-ci et voyons si nous y retrouvons les constantes esthétiques évoquées plus haut.

De quoi s’agit-il dans cette œuvre ? D’un superbe texte graphique qui n’est pas sans rappeler les poèmes d’Apollinaire ou Mallarmé (voir le texte en annexe)4 ; et le poète/compositeur de nous dire : « Ce poème musical », et la partition proprement dite, ont cheminé de concert tout au long de leur élaboration. Comme un libre mais patient consentement à ce « tu » qui propose la grâce.

En regardant le texte seul on y voit une progression chère aux auteurs d’Alcools et du Coup de dé, d’une mise en espace originale et d’une grande utilisation de ce qu’André Breton appelait les « stupéfiants/images »… Éléments auxquels il faut ajouter des phonèmes (« m m ») typiquement musicaux (ces sonorités sont en effet propices à magnifier les résonateurs des chanteurs… et à faire surgir parfois par hasard, d’heureuses sonorités harmoniques… Ce n’est pas anodin si le « chant » principal des bouddhistes est le fameux « AOM »… gageons que le compositeur y a un peu pensé)5.

Autre grande originalité, la formation musicale proposée : un chœur mixte, deux guitares et un violoncelle. Le compositeur de préciser que les trois instruments « seront amplifiés », condition sine qua non, en effet, pour « pouvoir « lutter » avec les 30 choristes »6… et de rajouter des précisions importantes à propos de cette formation vocale/instrumentale : « très rares sont les œuvres où la guitare se mêle harmonieusement à un chœur mixte. À part la musique ancienne ou plutôt Renaissance (…) puis Romancero Gitano de Castelnuovo-Tedesco, ou le Concerto-cantate de Pérouse de Léo Brouwer, il n’y a pas grand-chose d’autre. Si ce n’est quelques pièces un peu « folkloriques »… et notre compositeur de conclure par cette interrogation inquiète : « d’où l’intérêt – j’espère ! – de cette publication »7.

Par ailleurs, cette œuvre apparaît de toute évidence, comme les œuvres évoquées plus haut, comme le travail acharné d’un homme pour faire cohabiter deux mondes musicaux a priori peu faits pour se rencontrer : le monde de la guitare et celui de la création contemporaine… Comme le compositeur s’en explique par ses déclarations véhémentes et claires à l’auteur de ces lignes :

Voilà « la difficulté de ma position, celle d’un compositeur qui lutte de toutes ses forces pour sortir la guitare de son « ghetto ». Je suis souvent pris entre deux feux : d’une part le monde de la guitare classique, qui tourne un peu sur lui-même et est désemparé devant de telles partitions (…) et d’autre part, il faut bien reconnaître que la guitare souffre encore d’un certain « déficit d’estime » dans le monde de « la musique en général » ; […pourtant] la guitare a tant de choses à révéler encore (c’est ce à quoi j’ai consacré ma vie) mais également cette sorte de condescendance des « musiciens généralistes » cache aussi une vraie méconnaissance de l’instrument. Il faut, en effet, une grande intimité avec la guitare pour écrire pour elle : les possibilités de doigtés sont source de complication extrême, rendant impossible souvent une brillante idée qui venait à tel ou tel compositeur. J’en connais beaucoup, qui ont tenté d’écrire pour elle, avec une vraie attirance pour l’instrument, mais qui ont renoncé. Yvonne Loriod, à propos de son mari, m’avait confié ce regret, qui l’eût cru ? J’ai aussi parlé de cela avec Thierry Escaich, qui aime vraiment cet instrument mais recule devant ses difficultés, certains cependant franchissent le pas, tel Éric Tanguy par exemple. (…) C’est un tel casse-tête cette écriture, si on n’est pas intime de l’instrument : en effet on passe son temps à calculer tous les renversements possibles afin de ne pas trahir telle ou telle harmonie entendue ; mais ce stratagème ne doit pas non plus casser les différentes lignes mélodiques, le contrepoint. Enfin pour corser le tout, intégrer la guitare à un orchestre, ou même en « simple » musique de chambre, n’est pas chose aisée, la faible puissance de l’instrument requérant à nouveau des prouesses de dosages d’intensités ; et pour que son timbre si particulier ne soit pas gommé, cela demande également des alliages si délicats avec les autres instruments… Je comprends qu’avec un tel challenge, tant de compositeurs renoncent. Je connais bien ces deux mondes, le grand écart nécessaire est parfois usant. Mais le jeu en vaut la chandelle. En tous les cas, c’est ce que j’ai tenté de faire avec « Jusqu’en notre exil tu murmures » (…) pour lequel j’ai la chance d’avoir des interprètes de grande qualité »8.

« Luira ton visage dans le profond de nous », dès le premier vers, le ton général est donné. C’est la voix d’un humaniste (en cela on reconnaît, en effet, l’infusion secrète des œuvres de Giono, Hugo et Villon) teintée d’une spiritualité chrétienne questionnante et inquiète (dans laquelle peuvent effectivement s’entrapercevoir les ombres de Bernanos, Baudelaire et Chrétien de Troyes, ce que souligne le champ lexical de ce court poème : « Ci-gisant, transfigurés, désincarnée, le buisson, firmament »… et un ton d’ensemble qui évoque presque l’idée d’intercession divinatoire des chamanes chrétiens du Brésil).

Mais entrons vraiment dans la musique de cette œuvre à présent. Œuvre qui va définir une orientation nouvelle dans le catalogue du compositeur, puisque c’est seulement sa troisième œuvre vocale (après les brefs Ave Maria et Pater Noster évoqués plus haut), et sa toute première œuvre pour chœur. D’ailleurs le compositeur concède son appréhension par cette merveilleuse boutade lacanienne : « n’ayant moi-même jamais écrit pour chœur mixte, il me fallait bien quelques repères (re-pères… aurait dit Lacan) tout au moins vocaux »9.

Quels sont-ils ces « re-pères » vocaux convoqués par le compositeur ? Laissons encore une fois la parole à Éric Pénicaud lui-même : « Il m’a fallu me replonger dans la musique vocale, du moins celle qui me passionne depuis toujours : depuis Palestrina et R. de Lassus jusqu’à Pascal Dusapin. Et revoir (simplement relire, ou bien approfondir) mes classiques de Monteverdi à Ligeti en passant par –dans le désordre- Gesualdo, Villa-Lobos, Ravel, Pergolèse, Barber, Stravinsky (et sa superbe Messe), Praetorius, Grieg, Rimsky-Korsakov, Purcell, Vivaldi, Bruckner, Bizet, Bach, Mozart, Messiaen, Liszt. Même Puccini (qui n’est pas vraiment ma tasse de thé pourtant, mais pour ses fameux « a bocca chiusa » de son œuvre Madame Butterfly. La liste est loin d’être exhaustive. (…) [Ajoutons] cette merveilleuse compositrice qu’est Betsy Jolas, en laquelle je me retrouve parfaitement, dans son refus de s’aligner sur le sérialisme intégral, et dans son désir de « prolonger » la tradition, mais de façon créatrice et « absolument moderne » (comme aurait dit Rimbaud) »10.

Tandis que pour la partie poétique, le compositeur « confessait l’appel à l’aide », de Verlaine, René Char, Dante, Apollinaire et Rimbaud ; ainsi que l’inspiration des romanciers qu’il dévorait dans sa jeunesse: Flaubert, Montherlant, Gide et Mauriac ; et d’ajouter : « À présent, de tous ces grands noms de la poésie et/ou de la littérature, je ne saurais plus dire qui m’a orienté vers quoi… (dans un tel labyrinthe, j’avoue que moi-même, et même pour la partie musique, je me perdrais dans ces réminiscences souterraines) »11.

Ouvrons la partition et entrons dans le labyrinthe ! Allons-nous nous y perdre ?…

La première page (il y en a 12 au total) commence comme presque toujours chez Éric Pénicaud comme si elle sortait du silence (nuances oscillantes entre p et mp et quelques rares mf), dans un tempo très lent (˩=46), avec des sonorités subtiles (bouches fermées du chœur entrant progressivement à la 2ème mesure par les basses, puis les ténors, puis les alti et enfin les sopranes ; et sons harmoniques des guitares), des notes longues très étirées ainsi que des strates en secondes superposées du chœur, créant un climat immédiat de mystère, culminant jusqu’à un « petit » climax mesures 9/10/11 pour retourner jusqu’au quasi silence du point d’orgue de la mesure 16. Cette fin de mesure 16 voit le tempo changer (˩=36) et le texte faire son apparition. Si le tempo à la noire est plus lent, en revanche, les valeurs rythmiques commencent à « s’agiter » de façon plus volubile. « Luira ton visage dans le profond de nous » est mis en valeur par une écriture vocale très homorythmique avec un côté très incantatoire (des rythmes pointés et des trilles au quart de ton, évoquant un peu Ohana, des harmonies majeur/mineur, superposées très acidulées et… demandant une technique vocale du chœur particulièrement virtuose !… autant pour la technique vocale individuelle que pour l’exigence de justesse extrêmement difficile à réaliser dans cette écriture harmonique complexe !…

La deuxième phrase du poème, avec son aspect, « constellation de mots clés » sur lequel l’esprit doit s’attarder est « illustrée » comme il se doit par un changement d’écriture vocale : trois lignes de contrepoint sans réel souci d’imitation entre sopranes, ténors et basses, donnant l’allure d’éparpillement de la matière sonore, répondant à cette « constellation de mots clés », du visuel du poème. Éparpillement se terminant par un agrégat figé des 3 voix sur lequel les guitares extrapolent avec virtuosité à leur tour, comme un commentaire de chœur antique.

La quatrième page de la partition fait entendre les 3e et 4e vers du poème. Comme dans le 1er vers, la volonté évidente est la compréhension du texte chanté en presque homorythmie par les basses et alti pour le vers 3 et par les quatre voix pour le vers 4. Sur cette page les nuances restent dans les p et mp pour le vers 3 et vont crescendo (de mp à FF) sur le vers 4 (le FF arrivant sur le mot « assassins », comme un cri déchirant… héritage du madrigalisme monteverdien et de bien d’autres grands maîtres…).

La cinquième page semble être un commentaire purement instrumental de ce climax vocal d’une belle virtuosité aux deux guitares sur une longue note tenue du violoncelle qui en fin de trait leur répond, amenant le decrescendo (ppp) voulu pour le retour du chœur… sur les mots (« bruissera ton silence »… autre figuralisme…).

La sixième page de la partition fait entendre les vers 5 et 6 du poème, dans une parfaite homorythmie, avec un « accompagnement » instrumental très allégé par rapport aux 3 pages précédentes… « illustrant » là encore à merveille, l’idée du texte (« bruissera ton silence »).

La septième page est à nouveau vocalement presque homorythmique (avec quelques petits décalages rythmiques subtils entre les voix, donnant à voir et entendre, le grain précieux des différentes voix, comme le texte fait entendre la préciosité de « poutre d’or travers œil », éclatant pour la deuxième fois seulement depuis le début de l’œuvre en une nuance FF et SF, « agrémenté » de la fantaisie des rythmes aléatoires des guitares si chers au compositeur !).

La huitième page (retour au tempo ˩=46, aux sons bouches fermées du chœur en valeurs longues sur harmonies dissonantes et les 3 instruments faisant entendre différents modes de jeux modernistes) retrouve le même climat et les mêmes nuances que la première page en se terminant de même par un long point d’orgue.

La neuvième page de la partition fait entendre les vers 9 et 10 du poème en exacte homorythmie sur des superpositions « harmoniques » complexes et des tenues de violoncelle sans les guitares. Celles-ci n’intervenant que sur l’accord de fin de vers, comme un commentaire mystérieux de ceux-ci. Une mesure de quasi silence nous amène la dixième page et le vers 11 du poème (« sinon dupes des âges »), où le contraste des âges évoqué semble « illustré » par des contrastes de nuances sur quasiment chaque note de mesures 71/72, et deux changement de tempi en deux mesures 71/73, ainsi que par une écriture vocale non plus homorythmique (comme c’est le cas dans les trois quarts de l’œuvre), mais en entrées successives (BTAS), le « reste » de cette page étant un commentaire purement instrumental de ce vers, aux 3 instruments.

La première moitié de la onzième page continue avec brio, ce commentaire de la page précédente avec comme souvent arrêt sur un point d’orgue nuance piano, alors que la seconde moitié nous fait entendre en presque homorythmie exacte le dernier vers du poème (« lors même taisant ce tu demeures en notre mort »). Contrastant avec le point d’orgue pianissimo, l’entrée du chœur (mF/F) suggère de façon confiante le message voulu par l’auteur, en une lente déclinaison decrescendo (de F à P) jusqu’au mot « mort » (dernier figuralisme musical de l’œuvre… la mort étant cette lente avancée vers le silence éternel, soulignée par l’écriture instrumentale qui elle aussi, se raréfie sur les deux dernières mesures).

La dernière page en sa première moitié fait entendre un éparpillement de sons du chœur (sur le phonème m) et quelques rares notes instrumentales sur la première mesure seulement, le tout en un magistral crescendo, s’essoufflant très lentement sur la deuxième moitié de la page en rythmes et durées aléatoires, en allant progressivement (pour les chanteurs) dans un : « souffle quasiment » (comme l’écrit la dernière indication du très lent ˩=32-34 avec des indications approximatives en secondes).

Au sortir de ce labyrinthe analytique de la partition quelle synthèse proposer ?

Oui, l’écriture instrumentale retrouve toutes les caractéristiques énoncées dans les analyses des autres œuvres citées plus haut ; oui la singularité stylistique du discours musical évoquée dans les pages d’introduction se retrouve ici avec tout le brio d’un bel artisan au sommet de sa maîtrise technique instrumentale ; oui l’idée déjà présente dans ses œuvres antérieures (celle de réunir inflexions gitanes et recherches modernistes ainsi que l’idée de liens entre les spiritualités) est ici on ne peut plus présente et même magnifiée par l’ajout nouveau du chœur.

Avec les m-m représentant « l’Amen universel », avec les trilles au quart de ton superposé évoquant plus ou moins des acciaccatures de guitare (l’écriture vocale de cette œuvre semble, en effet, très instrumentale)12, avec ce texte évoquant tout à la fois les poètes surréalistes chers au compositeur, mais aussi, pouvant donner parfois la sensation d’une incantation soufie, on est bien dans cette culture méditerranéenne qu’il aime tant dans : « un merveilleux laboratoire, où le « bricolage », selon l’expression popularisée par Claude Lévi-Strauss, demeure incessant »13.

Et si la maison de Marie à Ephèse, nous dit Manoël Pénicaud14, « apparaît comme un « lieu saint ouvert » à une pluralité de significations enchevêtrées », gageons que le public de 2019, sera sensible à cet aspect très polysémique de l’œuvre.

Sensible à cette volonté d’être tout à la fois un moderne attaché à la tradition, un poète des sens et un poète attaché avec une belle violente conviction à une très haute idée de la spiritualité. Laissons à présent les futurs auditeurs entrer dans cet « océan rebelle du croire »15, écrit par un homme attachant, et attaché à « ces circulations interreligieuses (qui) représentent une sorte de basse continue, derrière le tumulte (…) des guerres de religion »16 ; et qui s’y emploie depuis des dizaines d’années dans l’ombre comme en suivant cet admirable précepte de notre cher Gabriel Fauré : « la musique doit chercher humblement à nous élever au-dessus de ce qui est »17.

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1. À ce sujet son fils Manoël Pénicaud marche totalement sur les traces de son père, puisqu’il est un des deux commissaires d’exposition, de cette formidable exposition itinérante : Lieux Saints Partagés (présentée à Marseille, en Tunisie, en Grèce, au Maroc, à Paris et à New York) et cette exposition a fait des petits, peut-être à venir : Venise, Dubaï… Á propos de cet humanisme mystique, le compositeur s’en expliquait dans un courriel : « ma démarche est mystique avant tout (…). Si le titre du livre « le nuage d’inconnaissance » a été emprunté par moi – je l’avoue – il s’agit d’un texte anonyme anglais du XIVème siècle : certains pensent qu’il s’agirait d’un moine chartreux. Mon ressenti personnel (et j’ai trouvé ce titre merveilleux pour décrire les expériences « numineuses »), est que cette voie d’inconnaissance, sans affirmation, la « via negativa » (très ancienne tradition des mystiques chrétiens, où on ne peut rien dire de ce qu’est le divin, sauf ce qu’il n’est pas) est peut-être le meilleur dénominateur commun entre les spiritualités ( vous voyez, j’ai même du mal à écrire le mot « religions » ) qu’elles soient bouddhistes, soufies, etc… elles partagent toute cette expérience non mentale, selon l’expression bouddhiste (spiritualité qui m’a longtemps nourri) et j’y suis très attaché », (courriel à l’auteur de ces lignes du 06 mai 2018).

2. Le compositeur à ce propos ajoute : « l’Un est le Multiple : ou toujours le dénominateur commun à toutes les formes différenciés. Giono écrit quelques choses de ce style dans La Rondeur des jours je crois : la joie de contempler l’universel sous une multitude d’apparences », (courriel à l’auteur de ces lignes le 06 mai 2018).

3. Sources évoquées dans un courriel du compositeur à l’auteur de ces lignes, daté du 25 novembre 2017. L’œuvre sera créée en 2019 dans le sud-ouest de la France par l’Ensemble Unité et son chef de chœur Christian Nadalet avec les guitaristes, Sébastien Llinares et Nicolas Lestoquoy et la violoncelliste Maitane Sebastián.

4. Voir annexe 2.

5. En relisant un courriel du compositeur (daté du 3 avril 2018) on trouve la très érudite confirmation suivante, à notre propos : « Travail sur le m également, quand on chante en fermant la bouche. Et sur m-m final, qui n’est autre qu’un A-men universel. La racine étymologique serait mn (…) ; en hébreu Amen, puis chrétien Amen, et arabe Amin. Mais ce genre de son se perd dans la nuit des temps, son lien indo-européen avec om est fort probable. Ce qui nous amène au son avant le son, sans signification, ou plutôt sans conceptualisation possible… ».

6. Courriel à l’auteur de ces lignes datées du 23 octobre 2017. Précisons par ailleurs que l’œuvre est éditée chez : « Les Productions d’OZ, Québec ».

7. Idem que 4.

8. Courriel à l’auteur de ces lignes du 22 février 2018, qui a envie d’ajouter que ce « jeu qui en vaut la chandelle » a été brillamment réussi dans toutes les œuvres analysées plus avant dans ce texte.

9. Courriel à l’auteur de ces lignes du 3 avril 2018.

10. Courriel à l’auteur de ces lignes du 3 avril 2018.

11. Courriel à l’auteur de ces lignes du 3 avril 2018.

12. Á propos de cette écriture vocale… Beaucoup plus qu’à tous les maîtres évoqués par le compositeur, nous semblons y voir (du fait de la quasi omniprésence de l’homorythmie vocale) plutôt une grande influence de l’Ecole de Baïf (de Claude Le Jeune)… Ce qui n’est guère étonnant vu son grand amour de la musique de la Renaissance. Mais aussi par son refus des consonances « douceâtres », l’influence de sa chère messe de Stravinsky et de son austère rugosité… Les irisations instrumentales en plus ici jouent le rôle d’apporter les touches de couleur chères au compositeur. Á propos de certaines tournures évoquant l’incantation soufie, notons au passage que le compositeur a écrit une petite pièce jazzy intitulée justement : « Derviches tourneurs ».

13. Catalogue de l’exposition : Lieux Saints Partagés, Mucem, Actes Sud, 2015, p.194 (article de Michel Wieviorka).

14. Ibid. p. 115.

15. Ibid. p. 24 (article de Dionigi Albera). Á propos de la collaboration entre le compositeur et le chef de chœur les propos suivants d’Éric Pénicaud seront éclairants : « Á cette époque, pas loin de 2 ans en arrière donc, la « partition » n’était qu’un brouillon assez indigeste ‒ non pas qu’elle ne soit pas achevée, c’est simplement que « j’attendais » LES interprètes. Je lui ai dit que j’avais un peu honte de lui envoyer ce brouillon, car il devrait « défricher » plutôt que « déchiffrer », y aller à la machette dans cette jungle de notes pas trop bien écrites et d’annotations au-dessus, au-dessous, dans les marges etc. (annotations qui me permettaient de comprendre les choix qui avaient été faits; et donc d’éviter d’hésiter de nouveau ‒ à tel ou tel endroit ‒ au moment de l’écriture au propre. Vous devez connaître cela… ). Il m’a répondu : « pas de problème, envoyez tel quel ! ». Dont acte… Deux ou trois semaines plus tard je reçois un coup de fil de sa part, où il me dit qu’il est emballé, en particulier par la synchronisation (l’homorythmie dont vous parlez) entre le texte et la musique. Il dit « être impressionné » par cette 1ère œuvre vocale (pour moi), disant que « pour un 1er coup, c’est un coup de maître », Ouf, me voici rassuré… Et je constate qu’il s’y est vraiment attelé de près car il me demande si je peux changer telle hauteur (ou faire un renversement dans les voix) à telle mesure, ceci à 3 ou 4 mesures de la pièce. Question de registre bien sûr, mais aussi question de respiration : je suis doublement rassuré car cela prouve qu’il s’y est adonné à fond (je me demande encore comment il a su se repérer dans cette jungle épaisse. Je comprends qu’il est bien armé musicalement !). Et me voilà donc lancé dans l’écriture au propre (nous nous sommes encore contactés 2 ou 3 fois, pour que tout soit ok avant l’édition : je devais faire vite car le graveur de mon éditeur canadien avait fixé un créneau précis pour ce travail, qui nous a bien pris ‒ entre les différentes épreuves à corriger ‒ 2 mois 1/2). Devant l’enthousiasme de Christian, je lui ai proposé de leur dédier l’œuvre ‒ à lui et à son bébé, à savoir « L’Ensemble Unité » (oui, il en est le créateur depuis l’origine, et le dirige depuis tout ce temps avec passion et bonheur). J’ai senti à sa voix (toujours au téléphone) qu’il en était vraiment touché. Je comprends car il en allait de même pour moi. 

16. Ibid. p. 17.

17. Humilité du compositeur que l’on retrouve dans ce courriel où il citait toutes ses admirations poétiques et musicales en concluant : « je vous ai confié ces « astérisques » (…) pour m’incliner devant tous ces créateurs, devant l’acte créateur en lui-même également », (courriel du 3 avril 2018).


LIEN Éric PÉNICAUD


 

 

 

 

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