DECARSIN François (1950-2017)
Musicologue François DECARSIN – 1950-2017 –
François Decarsin a d’abord été pour moi une voix au téléphone, au timbre jeune et immédiatement chaleureux. Un premier contact avec le département Musique de l’Université d’Aix-en-Provence, après une licence obtenue en Sorbonne, m’avait valu, suite à la proposition de quelques sujets éventuels de Maîtrise, d’obtenir son adresse mail : « si le professeur vous répond, c’est que le sujet peut l’intéresser » m’avait-on répondu. Quelques jours après, j’entendais cette voix au débit rapide s’exprimer avec cette honnêteté qui demeure la marque du tempérament de François : « Je n’aime pas beaucoup les compositeurs que vous envisagez de défendre, mais vous avez déjà un plan bien précis de travail, c’est rare. Si vous êtes convaincant, je serai convaincu, en tout cas je suis d’accord pour prendre le projet ».
Je ne savais pas que ce coup de fil signerait la rencontre avec un maître, au meilleur sens du mot. Enseigner, c’est rendre partageable une passion nourrie à un haut niveau de réflexion, et tel était l’idéal de François Decarsin. Je revis, en écrivant, notre première entrevue, et je me souviens de ma surprise en rencontrant celui que je n’avais fait qu’entendre jusqu’alors. Grand, costaud, une forte présence, une claudication mais un sourire qui en disait déjà long sur le personnage. Le regard de François était véritablement un miroir de l’âme. Votre conversation l’intéressait-elle, portiez-vous le témoignage d’une passion pour la musique et l’esthétique, dès lors le regard s’animait, il intervenait pour vous relancer dans la discussion, opposer un point de vue sans bloquer le vôtre, savait faire voisiner la réflexion la plus nourrie avec une formule lapidaire empreinte de drôlerie, laquelle pouvait déboucher sur un rire qui le prenait tout entier. Inversement, je l’ai vu dans des échanges collectifs se fermer sans hausser le ton, s’abstraire d’une situation dans laquelle il sentait, par défaut d’engagement de l’interlocuteur, qu’il n’avait rien à faire. Nul mépris dans son attitude, mais toujours une forme d’exigence qu’il appliquait à lui-même avant de l’exercer sur autrui.
Le plus beau cadeau qui puisse être instauré dans une relation humaine demeure bien la confiance, et je me souviens l’avoir immédiatement éprouvée en présence de François, avec un sentiment de réciprocité que le temps n’a fait que fortifier. Quelques mois après notre premier contact, et alors que très régulièrement je lui apportais à lire l’avancée de mon travail, avec toujours de fructueux échanges, une forme de direction qui, tout en se gardant de consignes strictes et limitantes, savait lancer ma réflexion dans la direction la plus riche, François me lançait à brûle-pourpoint « Le travail avance bien, vous savez écrire et vous savez discuter. Vous seriez intéressé pour enseigner ici ? ». Sans doute avait-il deviné derrière nos échanges musicaux que la vocation était là. J’ai dit oui, sans réfléchir, conscient que ce professeur que je ne côtoyais que depuis quelques semaines venait de m’entrouvrir une porte dont je n’osais même pas espérer qu’on me la fasse apercevoir. L’année suivante, j’assumais, appuyé par sa confiance mes premiers enseignements universitaires, nanti de ma seule Maîtrise.
Après la Maîtrise, ce fut le DEA, et avec lui des cours sur la modernité et la post-modernité que François dispensait avec une gourmandise égale à celle que nous montrions à les recevoir. Le mardi après-midi, après le cours, il m’arrivait souvent de « redescendre » François à Marseille pour qu’il reprenne en gare le train de Montpellier. Avec le temps était venu le tutoiement, qu’il avait souhaité, et le plaisir de « prendre une mousse » au buffet de la gare. Humain, chaleureux, mais en même temps pudique et très secret, François savait s’inscrire dans l’humain, et nos discussions dépassaient souvent de très loin le cadre musicologique.
C’est à lui encore que je dois l’impulsion qui devait me conduire à l’agrégation. Non seulement, François m’avait convaincu de tenter l’expérience, mais il avait poussé jusqu’à me confier un cours de préparation à la dissertation du concours alors que j’étais moi-même modeste candidat, ramant dans le même bateau que les étudiants qui se trouvaient en face de moi, parmi lesquels Étienne Kippelen, devenu à cette occasion un ami cher. Quelques mois plus tard, nous revenions tous deux des oraux à Lyon, avec une victoire en poche, dont François était heureux pour nous.
La thèse devait suivre, toujours soutenue d’une exigence qui ne souffrait jamais chez François de l’affection qui le liait à ses étudiants. Je me revois avec déjà derrière moi quelques 300 pages tapées, lors d’une de nos entrevues de travail, et je revois surtout le regard à la fois sérieux et doux de François : « C’est un peu complexe, non que ce soit un défaut, mais là ton fil conducteur devient difficile à suivre. Mieux vaut repenser ton sujet, repartir peut-être pas à zéro, mais en tout cas de suffisamment loin pour reconstruire le tout ». Bien sûr, j’avais accusé le coup, mais avec au cœur la sensation que s’il le ressentait ainsi, là était la bonne direction, et je reconnais volontiers que c’est en appliquant ce difficile conseil que j’ai pu reprendre le fil d’une réflexion plus structurée. La soutenance est venue, en Novembre 2007, dans une période agitée de mouvements de grève qui avaient notablement compliqué la mise au point pratique de la chose, Je revis à la fois les mouvements d’angoisse du thésard et le bonheur partagé avec François lorsque cette soutenance s’était déroulée selon ce qu’il espérait. Au fil des années, l’affection s’était fortifiée. Il m’avait demandé un jour, devant la « mousse » traditionnelle, « comment tu me vois ? ». J’avais répondu, un peu en me défaussant, mais en rendant compte d’un ressenti réel, en citant le vers d’Henri de Régnier que Ravel place en exergue des Jeux d’eau : Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille. Le sourire, la barbe de François, son charisme joint pourtant à ce qui était une inaltérable part d’enfance dans le regard m’avaient soufflé la citation, dont je me souviens qu’elle l’avait fait rire et ne lui avait pas déplu.
L’intérêt de François pour ses étudiants ne s’arrêtait pas à une soutenance, à ce qui pouvait flatter l’orgueil du professeur – sentiment qui lui était particulièrement étranger, en tout cas au sens narcissique du terme –, mais suivait l’évolution postérieur au doctorat. Lorsque j’avais démissionné de l’Éducation Nationale, dans une période de doute profond, il était présent, et je ne peux pas oublier son soulagement lorsque j’avais été recruté au CRR de Marseille.
Il est donné à très peu d’enseignants d’être non seulement capable de passionner pour ce qui les passionne eux-mêmes, mais aussi de s’intéresser à ce qui semble a priori éloigné de leurs thèmes de recherche. Je savais dès le départ que ces musiciens de l’entre-deux-guerres pour lesquels je nourrissais depuis l’adolescence un intérêt toujours en éveil n’étaient pas ceux que François préférait. Non seulement, il a su élargir mon univers, mais également suivre, guider, avec exigence et profondeur, des travaux qu’il aurait pu se contenter de parcourir avec indifférence. Or, rien n’était plus étranger au tempérament de François que cette indifférence. Sa haute culture ne l’avait pas enfermé dans une confortable tour d’ivoire, tout ce qui était art le faisait réagir, et sa vision esthétique n’était en rien celle d’un pur esprit, elle s’appuyait sur l’humain, faisait corps avec lui. Réagir, débattre, construire, échanger, telles étaient les lignes de force de son approche scientifique, et j’ai pu depuis réaliser à quel point cette forme supérieure de probité est rare.
Aussi rare que le sont, en qualité et en intensité, les moments privilégiés passés avec celui qui a su devenir non seulement le professeur, mais aussi une présence chère. De l’Escholier au buffet de la Gare Saint-Charles, en passant par un après-midi ensoleillé dans le jardin de la maison de Montpellier, aucun échange avec François n’était anodin, et tous résonnent en moi, au point de ne rien prononcer ou publier encore aujourd’hui dont je ne me demande ce qu’il en penserait.
Dire que François nous a quittés reviendrait à employer l’une de ces formules toutes faite qu’il abhorrait à l’écrit. Sa fidélité en amitié excluait l’abandon ou l’oubli, et sa présence à nos côtés se manifeste simplement aujourd’hui d’une façon différente, au point qu’il aura fallu, pour observer la concordance des temps, que je me force à employer dans ces lignes maladroites un imparfait non ressenti. C’est au présent que je ressens François, aujourd’hui comme et peut-être plus qu’hier, et je sais que tous ceux qui l’ont approché et connu réellement le perçoivent de la même manière. Comme l’affirme Henri Sauguet dans le film A Visit to Darius Milhaud, « l’amitié n’admet pas de limite, ni dans le temps ni dans le cœur», et c’est fort de cette permanence que j’ose par-delà le temps et l’espace adresser ces quelques lignes à celui qui demeure le professeur, le maître et l’ami cher. □
Celui qui nous quitte
« Le professeur François Decarsin (1950-2017) nous a brutalement quitté hier. Il demeurera pour ses anciens étudiants de l’Université de Provence le parangon de l’exigence, de l’affabilité, de la bonne humeur ; son sens de la formule et de la synthèse resteront dans les mémoires autant que la force de ses convictions, bienveillantes mais sans complaisance. »
Portfolio
Université d’Aix-Marseille 1, Aix-en-Provence, soutenance de thèse
Lionel PONS, 2007
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OUVRAGES du Professeur François DECARSIN | ||
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