BARRAINE Elsa
« Un être d’exception, un être “hors-les-lois” dit le compositeur Alain Savouret… Cette femme, au regard de son engagement musical, de ses engagements politiques et humanistes, de ses engagements dans l’action quotidienne et ses amitiés, est à l’évidence d’une force hors du commun et témoigne d’une personnalité exceptionnelle et très contrastée. Austère et enjouée, rigoureuse et généreuse, fière et modeste, c’est une femme passionnée, exaltée, en recherche d’absolu : vivre avec sens les événements qui s’imposent dans la vie, du plus banal au plus exceptionnel, vivre avec excès l’idéal fixé comme la minute présente, remettre toujours et encore en question le sens de la vie et de son action. De haute valeur morale, c’est une infatigable dans la recherche du développement des qualités les plus dignes, les plus vertueuses ou solides, dans l’action ou dans l’autre, humainement et artistiquement. »
Annie et Raffi Ourgandjian, livret du disque Musique Rituelle et Œuvres pour orgue, MARCAL Classics, 2010.
Vifs remerciements à Claude Torrès, Anne Eichner-Emmanuel, Raffi Ourgandjian, Lionel Pons pour l’aide qu’ils m’ont apportée dans l’élaboration de ce texte
Le document réalisé par la BnF pour l’exposition[1] dédiée à la compositrice résume avec pertinence, sous la plume d’Elizabeth Giuliania, qui fut Elsa Barraine : « … compositrice non-conformiste, enseignante originale, active dans les médias et citoyenne engagée, en relation permanente avec les artistes, les intellectuels et les évènements de son temps, curieuse de spiritualité, orientale notamment. » Les pièces présentées lors de cette exposition proviennent du fonds de la compositrice remis, en 2006, à la BnF par son fils adoptif, monsieur Raffi Ourgandjian.
L’estampe japonaise intitulée Le chemin de la vie ou Les cinq âges de la vie, un élément du décor de l’appartement d’Elsa : symbolisme singulier d’une empreinte de sagesse recherchée et accomplie. Les fuites, les atermoiements si communs à l’espèce humaine n’avaient pas prise sur cette personnalité affirmée, fermement décidée à assumer son destin. Les conseils, l’amitié de Paul Dukas seront décisifs pour confirmer chez la jeune femme, courage, ténacité, générosité et hauteur d’esprit.
Une vie, une œuvre
Elsa vient au monde dans une famille d’artistes. Son père Mathieu, violoncelliste solo à l’Opéra de Paris s’adonne en amateur au dessin et à la peinture et en communiquera le goût à sa fille. Octavie, sa mère, est choriste dans les chœurs de la Société des Concerts du Conservatoire et pianiste amateur, d’ailleurs suffisamment douée pour donner des cours privés. Agnès, sa sœur, de quatorze années plus âgée, est également musicienne. Son enfance est nourrie par les Quatuors de Beethoven, les Suites pour violoncelle seul de Bach. Accompagnant son père à l’Opéra, elle est impressionnée par Wagner.
Elsa entre au Conservatoire à l’âge de neuf ans. Son caractère facétieux amuse ses camarades dont Simone Féjard[2]. Elle a comme professeur Paul Vidal (1863-1931), Henri Büsser (1872-1973, Georges Caussade (1873-1936), Jean Gallon (1878-1959)… Ses talents sont manifestes et elle obtient trois Premiers Prix en 1925 et 1927. L’année de ses dix-sept ans, elle travaille la composition avec Charles-Marie Widor (1844-1937) puis avec son successeur dès la fin de l’année 1927, un professeur qui va imprimer une vive empreinte sur nombre de ses élèves. Les classes de Paul Dukas (1865-1935) au Conservatoire de Paris et à l’École Normale Supérieure de Musique pour étrangers rassemblent autour de lui des élèves porteurs d’avenir. Elle a, en effet, pour condisciples et camarades, Olivier Messiaen (1908-1992), Claude Arrieu (1903-1990), Tony Aubin (1907-1981), Georges Hugon (1904-1980), Maurice Duruflé (1902-1986), Dinu Lipatti (1917-1950), Joaquin Rodrigo (1901-1999), Manuel Pons (1882-1948), Joaquín Nin-Culmell (1908-2004)[3], Julien Krein (1913-1996)[4], Jean Hubeau (1917-1992), Jean Doyen (1907-1982)… un des parnasses de la musique du XXe siècle. « Paul Dukas fait partie de cette espèce rare d’artistes « qui ne se résignent qu’au chef-d’œuvre », c’est-à-dire qui retravaillent une œuvre des années durant, afin qu’elle réponde à leurs hautes exigences… »[5]. Il est l’une des grandes personnalités du monde musical au début du siècle, admiré pour sa rigueur, sa vaste érudition littéraire, sa hauteur d’esprit[6]. Autant de qualités, auxquelles s’adjoint une spiritualité non-conformiste, le destinaient à être un éducateur idéal pour cette jeune génération éprise d’un vif désir de vivre, de reconstruire un monde qui venait de s’écrouler avec La Grande Guerre. Elsa confiera à propos de ces cours « très vivants et animés » : « Naturellement la musique bien sûr mais aussi c’était un cours d’histoire, de philosophie, de métaphysique… »[7].
Dukas perçoit très vite la riche personnalité de son élève qui possède une rare qualité d’attention et d’écoute profonde. Éprise d’idéalisme, Elsa discerne dans l’enseignement de son maître non seulement une véritable autorité musicale mais un art de vivre avec noblesse, investissant l’artiste d’un rôle spirituel[8]. Elle héritera par ailleurs de son maître une chatoyante vigueur orchestrale. Une grande amitié, une relation qui s’apparente à celle de Père Spirituel s’instaure entre le professeur et l’élève.
Ses études se déroulant à la perfection[9], « elle se hasarde », selon ses propos, à se présenter au grand prix de Rome… à bon escient puisque en 1928, elle obtient le deuxième second Grand Prix et, en 1929, le Premier Grand Prix pour sa cantate, La Vierge guerrière (Jeanne d’Arc), louée pour ses qualités, couronnement prestigieux de ses constants efforts. Elle est la quatrième femme à obtenir cette distinction très convoitée[10].
Puis ce sera la période romaine, à la Villa Médicis, de décembre 1929 à avril 1933, sous le directorat de Denys Puech, dans l’Italie fasciste de Mussolini. Elle fait le voyage avec sa mère – rappelons qu’elle n’a que dix-neuf ans ! La jeune femme avoue s’ennuyer de Paris, de ses camarades. L’atmosphère de la Villa ne la séduit pas, elle n’y trouve pas le côté fraternel du Conservatoire et les questions d’intendance familiale des couples prennent le pas sur les échanges artistiques. Elle se terre dans son « nid à rats »[11] et se consolera avec les innombrables volumes que recèle la bibliothèque. Dukas lui prête son exemplaire de la Baghavat-Gita[12] qu’elle recopie « religieusement », de sa propre main. Elle conservera ce document sa vie durant et l’offrira plus tard dédicacé à son fils de cœur, Raffi Ourgandjian. Des voyages lui permettent de découvrir avec émotion la magnificence de l’art pictural italien. Viennent séjourner à la Villa certains de ses camarades : René Guillou (1903-1858), Raymond Loucheur (1899-1979), Tony Aubin (1907-1981), Jacques Dupont (1906-1985), Yvonne Desportes (1907-1993). Elle se fait quelques camarades dans les arts plastiques. Elle se familiarise avec Rome où elle suit attentivement, en 1930, les répétitions d’Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas et l’en tient informé. Lorsque son père lui rend visite, en 1931, ils voyagent jusqu’à Naples. Quelques partitions destinées à l’Institut naissent durant cette période : sa Première Symphonie (1931), Thème et variations pour piano (1933). Les Concerts Straram programment ses œuvres, Harald Harfagar (composé en 1929, d’après Henri Heine), Trois Esquisses symphoniques de 1931 inspirées d’un poème de Rabindranath Tagore, dédiées à son ami et condisciple Julien Krein. Ces créations favorisent de brefs retours à Paris. Les répétitions, durant l’hiver 1931, d’un opéra comique en un acte, Le roi Bossu, sur un livret d’Albert Carré lui autorisent une « fugue » parisienne. L’oeuvre est créée le 17 mars 1932, à l’Opéra Comique. Tristement, nous ne connaissons rien de cette partition qui avait séduit autant par ses qualités mélodiques que par ses coloris instrumentaux. L’observation du fascisme mussolinien et la montée du nazisme, inspirent à Elsa, en 1933, une partition symphonique de six minutes, Pogroms d’après un texte du poète philanthrope André Spire[13]. Cette œuvre manifeste sa prémonition des événements à venir (menaces sur le peuple juif) et inaugure des partitions où s’exprimera une sensibilité politique.
De retour à Paris, elle s’installe rapidement de manière indépendante et assure des fonctions de pianiste pour Les Chœurs Félix Raugel. Elle s’investit considérablement, durant cette période, dans ses activités professionnelles, ce qui ne lui autorise que peu de sorties et de rencontres. Elle voue gratitude et affection à son maître, si bien que sa disparition, le 17 mai 1935, est ressentie cruellement par la jeune femme. Elle participe à l’hommage de la Revue Musicale avec une œuvre pianistique qui, s’ajoutant aux participations de Florent Schmitt, Gabriel Pierné, Guy Ropartz, Manuel de Falla, Olivier Messiaen, Julien Krein, Tony Aubin et Joachim Rodrigo, constitue le Tombeau de Paul Dukas.
En 1938, au lendemain des Accords de Munich, elle adhère au Parti Communiste Français. Elle avait jusqu’alors des idées assez vagues sur le marxisme. Roger Desormière lui avait cependant fourni des ouvrages propres à l’instruire. Elle avait participé à des manifestations de soutien à l’Espagne républicaine. « S’il y a en Espagne un arbre teint de sang, c’est l’arbre de la liberté »[14]. « Quand est arrivé Munich… il n’était pas question de rester sans rien faire… je ne serais pas entrée ailleurs qu’au parti communiste »[15]. Sa Symphonie no 2, « Voina », naît de la présomption d’une guerre imminente.
Michel-Léon Hirch définit dans un texte concis, « Socialisme et musique »[16], publié en 1938, les nouvelles orientations de la musique : « Le socialisme veut arracher l’homme aux ténèbres, à la folie de ses instincts, à l’engourdissement de sa raison, à la rançon de son passé de misère, et le promouvoir en pleine lumière, noble et épanoui. En ce sens il est, non seulement compatible avec la culture, mais nécessaire à la culture… Mettre au premier plan des loisirs ouvriers la culture de chant choral… tracer des projets de statuts de sociétés chorales populaires et de concours. Le chant en commun, c’est la communion dans la beauté ; c’est dispenser plus que le bien-être matériel, la joie de l’art ressentie dans le groupe… ».
Chef de chant à la radio de 1936 à 1939, elle part avec la radio à Rennes lors de la déclaration de guerre. De retour à Paris début 1941, exclue de son activité à la Radio (les nouveaux dirigeants veulent faire place nette), elle traverse une période professionnelle précaire, devant exercer diverses activités musicales de sustentation. Son père est un des artistes juifs remerciés par la direction de l’Opéra de Paris, ce qui crée un drame familial. Le 27 mai 1941, le PCF[17] « définit un espace, un chantier d’action et de rassemblement résistants où communistes et non communistes sont invités à unir leurs efforts »[18] et lance l’appel à se constituer en Front National des Musiciens. Le triangle fondateur est constitué de Roger Desormière, Elsa Barraine et Louis Durey. Elsa anime des réunions de groupes clandestins en relation avec Georges Dudach et René Blech. C’est environ quinze personnalités musicales qui signent le manifeste de ce mouvement ayant pour devise de ne pas « déchoir » ni « trahir » et se garder d’être joué dans les concerts organisés pour la diffusion de la musique allemande. Leurs actions ont pour objectif de lutter et de résister à toute forme de collaboration avec l’occupant[19]. Un autre mouvement, exclusivement porteur de l’idéologie du PCF, les FTP[20] représente l’action de résistance active ayant pour mission de libérer le territoire français. Début 1942, Roger Desormière lui confie un poste à l’Opéra Comique. Arrêtée, à l’automne de la même année, par la milice de Vichy, elle est relâchée sur l’intervention d’un fonctionnaire de la Préfecture de Police de Paris. Ainsi que l’atteste sa chaleureuse correspondance, elle s’efforce d’apporter une aide constante à Ludwig Wolfgang Simoni, compositeur juif, communiste, résistant, passé en « zone libre ». Au printemps 1943, elle lui obtient une identité d’emprunt, sous le nom de Louis Saguer (il sera naturalisé sous ce nom, en octobre 1947). Désespéré par son licenciement de l’Opéra, Mathieu Barraine, son père décède le 24 septembre 1943. En 1944, recherchée par les Allemands et prévenue par sa concierge, elle entre dans la clandestinité et se procure de faux papiers sous le nom de Catherine Bonnard. Dédiée à la mémoire de Georges Dudach[21], c’est sous ce nom qu’elle signe la partition Avis sur un poème de Jean du Haut (Paul Éluard). Elle devient rédactrice au journal L’Humanité, en charge de l’actualité musicale.
La lutte de l’Indochine pour son indépendance (futur Vietnam), lui inspire une nouvelle œuvre, des variations pour orchestre « Song Koi » ou Le Fleuve rouge, commande de la Radiodiffusion française de 1945, où l’esthétique est au service d’une éthique. Elle partage ses activités entre la Radio où elle réalise des prises de son pour l’Orchestre National, la direction du Chant du monde[22] de 1944 à 1947. C’est à l’automne 1944 que s’instaure le « plan d’avenir ». Sous la présidence de Joliot-Curie, une manifestation du Front National des Étudiants organise tout un programme musical associant poètes et musiciens. Dès 1946, elle effectue de nombreux voyages, en Pologne, en Arménie et à son retour, elle publie des impressions élogieuses sur l’éducation musicale, le grand nombre de compositeurs et la richesse des créations en URSS.
La période qui suit la Libération est une période d’espérance où s’exprime l’immense espoir de participer à l’édification d’un monde nouveau, plus juste, d’un monde selon son éthique ; idéal qu’elle partage avec son ami Paul Éluard : « L’homme en proie à la paix se couronne d’espoir »[23]. La bonté du poète, sa sensibilité à l’amour universel sont en adéquation avec sa propre sensibilité et ses convictions. Alors âgée de trente-quatre ans, portée par cette grande vague d’espérance, elle vit une période fertile sur le plan des amitiés et de la création. Sa lutte constante demeure l’accession à la culture pour tous, elle croit que l’art et la musique doivent avoir un sens pour chaque être humain, ainsi « chacun sera vainqueur »[24].
Elle participe également au « Gloxinia »[25] créé par Roland-Manuel et que préside Darius Milhaud. Cette « société-farce » rassemble, dès la fin 1944, tous les anciens du Front national des musiciens, à l’exception de Louis Durey, en une amicale qui eut une belle longévité (1968)[26]. Les mesures d’épuration se révèlent nettement plus tempérées que dans les milieux littéraires grâce à l’intercession de Roger Désormière. Le « Comité national des musiciens » est alors en charge de l’activité musicale[27].
Les années 1947 et 1948 sont propices aux œuvres vocales a capella ou avec piano, éditées au Chant du Monde : Devant notre porte, L’homme sur terre et De premier mai en premier mai, Poésie ininterrompue (cantate dédiée au couple Rosenthal[28]) sur des poèmes de Paul Eluard.
Après la cessation des activités du Front National des Musiciens, chacun retrouve ses obligations et préoccupations personnelles, mais certains, dont Elsa, oeuvrent dans l’association créée en 1932 par la CGT, la « Fédération Musicale Populaire », qui recommande le chant choral afin que la population des « travailleurs » puisse bénéficier de l’apprentissage de la musique. Cette organisation sera dissoute en 1962[29].
Inspirés par les idées du « Manifeste de Prague de 1948 »[30], rejetant formalisme et abstraction de l’art dit « bourgeois », Elsa Barraine, Serge Nigg, Louis Durey, Charles Koechlin, Georges Auric, Jean Wiéner et Roger Désormière fondent alors l’« Association Française des musiciens progressistes », qui a pour mission d’illustrer et de promouvoir les principes du réalisme socialiste en musique, en évitant le « piège » d’une démarche trop intellectuelle[31].
En 1950, Claude Delvincourt fait venir à Paris un jeune libanais, Raffi Ourgandjian. Celui-ci est alors âgé de treize ans, il sera bientôt l’élève puis le disciple d’Elsa qui lui accordera toute son attention. Elle s’investit dans la préparation de ses cours, faisant preuve d’un grand éclectisme, s’efforçant de faire découvrir à ses élèves l’essence de la musique, de l’art, particulièrement soucieuse de respecter la personnalité de chacun de ses étudiants, tout en leur faisant entrevoir le rôle humaniste que peut jouer la musique dans la société. Elle laissera le souvenir d’un professeur passionné, d’une grande ouverture d’esprit, peu conformiste, possédant le don de faire surgir les talents cachés de ses élèves. Très généreuse de son temps, de son énergie, elle dispense gracieusement d’innombrables leçons privées à son domicile.
En 1950, elle compose entre autre un ballet de près d’une heure dédié à Roland-Manuel, La Chanson du mal-aimé d’après Apollinaire, l’année suivante est celle de la Suite juive pour violon et piano. Ensuite, à partir de 1952, succédant à Jeanne Leleu, elle enseigne au Conservatoire de Paris où ses cours de déchiffrage connaissent un regain de fréquentation. Cette reconnaissance officielle se confirme lorsqu’elle devient professeur d’analyse musicale de 1969 à 1975, succédant à Olivier Messiaen qui souhaitait qu’Elsa reprenne cette classe qu’il affectionnait. Entre-temps, en 1961 et 1962, elle enseigne la fugue à la Schola Cantorum et participe à des jurys d’harmonie et de composition, dont celui de 1962, avec le compositeur Pierre Wissmer.
Depuis la fin de la guerre, elle compose des cantates, des musiques de films, des partitions orchestrales. Des œuvres telles qu’Atmosphère (1966), Musique rituelle pour grand orgue et percussions d’après le Bardo Thödol[32] (partition créée le 15 février 1967, en la cathédrale de Lausanne)[33] s’imposent comme des œuvres majeures et significatives de l’inspiration de la musicienne. De 1972 à 1974, elle est inspectrice à la direction de la musique du ministère de la Culture en charge des théâtres lyriques nationaux. Elle aura en outre une action considérable au sein de la fédération musicale populaire, s’employant à créer des rapprochements entre les mouvements choraux.
Depuis 1977, elle demeure à Créteil, se rapprochant ainsi de Raffi Ourgandjian désireux de lui épargner une solitude que les années rendent plus délicate. Elle resserre des liens épistolaires avec ses amis tels que Henri Dutilleux et Joaquin Nin-Culmell, résidant aux États-Unis[34]. Dans les années 1980, Elsa Barraine entreprend plusieurs voyages en URSS où elle participe à des congrès de compositeurs et partage son enthousiasme pour ce qu’elle observe dans le domaine musical. Attirée par la philosophie et la culture chinoise, elle se rend jusqu’aux confins de la Chine, entreprend l’étude du chinois et du russe. Elle maîtrise suffisamment cette dernière langue pour traduire un ouvrage de Victor Zaderatzky sur la polyphonie chez Stravinsky[35].
L’âge vient inéluctablement diminuer physiquement, séparer, amoindrir le tissu de la vie sociale, artistique… Malade, retirée à Strasbourg, chez celui qu’elle considère comme son fils, le compositeur et organiste Raffi Ourgadjian, Elsa Barraine s’est éteinte le 20 mars 1999, à l’âge de 89 ans. Plus essentiel que survivre, existe le sentiment d’être hors d’atteinte… ne serait-ce que par la conduite de sa vie : « Par temps clair, hiver pur… la plus belle lumière est celle de la fin du jour, rasante, intense, dorée, sœur vive des ombres longues et promesse du repos de la vie. Rembrandt suggère qu’il peut y avoir des fins de vie éclairées de cette lumière-là, vies de vieux êtres « rassasiés de jours », et que douleur, joie et sagesse ont passées au tamis. »[36]
Nicolas Guillot saluera, le 1er avril 1999, la compositrice : « Elsa Barraine : la grande discrète s’en est allée… Cette femme belle, discrète et distante, nous laisse une œuvre importante… ». Qu’il me soit permis d’ajouter qu’elle nous lègue l’exemple d’une vie au service de justes causes, par des engagements courageux, parfois périlleux, toujours avec effacement, modestie. C’est donc une belle âme qui disparaissait ce jour-là. Comment alors ne pas se rallier au témoignage de Raffi Ourgandjian : « Elle m’a transmis tant de valeurs, de richesses inestimables, musicales et philosophiques. Son enseignement était transcendant, ce qui tranchait radicalement avec… l’environnement de l’époque, c’est-à-dire tout ce qui est de l’ordre conventionnel… »[37].
Catalogue, enregistrements, partitions, biographies
Le catalogue d’Elsa Barraine riche d’environ 120 partitions, composées entre 1920 et 1995, comprend des pièces de musique de chambre, des œuvres symphoniques (symphonies, ballets), deux œuvres lyriques, des mélodies, cantates, des œuvres pédagogiques. On dénombre encore seize partitions écrites pour la radio, cinq partitions de musique de scène dont trois avec des réalisateurs prestigieux, Charles Dullin, Sylvia Montfort et Jean-Louis Barrault. Les courts-métrages constituent la majorité d’une dizaine de partitions écrites pour le cinéma. Ces films sont porteurs de sens politique ou social, sous les signatures de Georges Rouquier, Louis Daquin, Jean Grémillon, Jacques Demy…
On ne peut que regretter l’abandon dans lequel se trouve ce corpus musical, peu visité, rarement interprété et peu enregistré. La discographie de la compositrice est indigne de la qualité d’une musique aussi peu conventionnelle que riche de sens spirituel et humain. La plus injurieuse de ces injustices réside certainement dans l’absence au catalogue d’un enregistrement de sa Seconde symphonie intitulée « Voïna » qui ne reçut jamais que louanges et succès auprès du public. Lacune incompréhensible autant que grossière. En complément, il serait permis d’espérer l’enregistrement de ses variations symphoniques, daté de 1945, Song koï, Le fleuve rouge, dédiées à son ami Olivier Messiaen. Deux partitions considérées comme des œuvres particulièrement significatives du patrimoine musical français de cette première moitié du XXe siècle.
Discographie :
On référence quatre disques (souvent difficiles à se procurer). Excepté pour Musique rituelle, il ne s’agit que de brèves pièces incluses dans des disques collectifs.
- Musique Rituelle, d’après le Bardo Thödol, pour grand orgue et percussions (1966-1967), Premier prélude et fugue sur un chant de prière israélite (1928), Deuxième prélude et fugue. Psaume CXVI (1929), Élévation (1959), Chant de mariage. Reflets magyars (1961). Raffi Ourgandjian, orgue, Benoît Combreling, xylo marimba, Jean-Luc Rimey-Meille, gong et tam-tam. Marcal Classics MA101001, 2010.
- Avis, sur un texte de Paul Eluard. Disque intitulé Figure humaine, hommage à la Résistance et aux victimes de la Déportation par neuf compositeurs. Paul Eluard lit son poème Liberté. Ensemble Vocal Français, direction Didier Bolay (Skarbo D SK 2980, 1998).
- Ouvrage de Dame, pour quintette à vent (1937). Musique au féminin, cinq compositrices : Mel Bonis, Elsa Barraine, Claude Arrieu, Suzanne Giraud, Florentine Mulsant. Ensemble Latitudes, Stéphanie Carne, clarinette (Triton, TRI 331136, 2005).
- Fanfares de printemps, [partition de 1954 pour cornet à piston (en si bémol ou en la) et piano (6’)]. Fanfare, œuvres de dix compositeurs pour trompette et piano. Donato de Sena, trompette, Folco Vichi, piano. (NewClassics Materiali Sonori MASO CD 90135, 2004).
Documents :
L’Ina offre au téléchargement deux documents audio et un document vidéo :
- Le printemps de la liberté, adaptation radiophonique du texte de Jean Gremillon sur des épisodes de la Révolution de 1848. Le projet cinématographique ne vit jamais le jour, il fut adapté par l’auteur pour la radio. Réalisation conjointe de Jean Gremillon et René Wilmet. Musique d’Elsa Barraine, interprétée par l’Orchestre National de France dirigé par Roger Desormière. Commentaires de Jean Gremillon. Interprètes principaux : Fernand Ledoux, Maurice Escande, Michel Bouquet, Pierre Larquet. Enregistré en 1949 par la RDF (158’).
- Les Greniers de la mémoire, émission de Christine Amado. Première émission d’une série de trois consacrées à Olivier Messiaen, présentée par Karine Le Bail. Au cours de cette émission, il est donné d’entendre brièvement le témoignage d’Elsa Barraine sur Olivier Messiaen. (France Musique, 2004, 89’)
- Au Cœur de l’orage, film de Jean-Paul Le Chanois. La partition musicale de quarante minutes porte l’intitulé de Vercors, composée en 1946, elle est signée conjointement d’Elsa Barraine et de Tibor Harsanyi. Ce film est composé de tournages authentiques réalisés par des opérateurs clandestins, de séquences d’archives empruntées aux actualités alliées et allemandes, et de scènes reconstituées ; il est centré sur les maquis du Vercors, montre l’organisation, le développement, les nombreux faits d’armes de la résistance ainsi que les attaques, représailles et les actes de barbarie allemande. En parallèle, le film fait un historique de la Seconde Guerre Mondiale et de l’occupation allemande, dénonçant la politique de collaboration, la propagande vichyste, glorifiant les actes, petits et grands de résistance. Commentateur, Jean Chevrier, janvier 1948, 80’.
Partitions :
Les partitions de la compositrice sont éditées notamment chez Billaudot, Costallat, Durand et Cie, Salabert, Schott, Enoch, Le Chant du Monde, Jobert, Choudens, Éditions sociales internationales, L’art musical populaire.
Biographies :
- Elsa Barraine, une compositrice au XXème siècle, Odile Bourin, Pierrette Germain-David, Catherine Massip, Raffi Ourgandjian. Delatour France, 2010. Le document le plus complet sur la compositrice.
- Elsa Barraine, Raffi Ourgandjian. Compositrices Françaises au XXème siècle, portraits de vingt-six compositrices, Association Femmes et musique, préface Jean Roy. Delatour France, 2007.
- Deux pages à consulter « sur l’Internet » :
- http://www.musicologie.org/Biographies/b/barraine.html
- Claude Torres a ouvert une page sur la compositrice et la résistante, consultable à partir de sa page Musique dans la clandestinité ou sur le lien :
- http://claude.torres1.perso.sfr.fr/GhettosCamps/Clandestinite/FrontNationalDeLaMusique/BarraineElsa/BarraineElsa.html
Le témoignage de son disciple et fils spirituel, montre clairement que toute l’œuvre d’Elsa Barraine est au service d’un idéal de justice, d’humanité et que la musicienne est d’autant inspirée qu’elle travaille avec un objectif pédagogique ou pour l’illustration d’une cause. Raffi Ourgandjian dira d’elle qu’« Avec sa très forte personnalité, elle lutte constamment pour un idéal, quelquefois dans des conditions matérielles difficiles. Compositrice, musicienne engagée, humaniste et visionnaire avec une pensée exigeante, elle est toujours à la recherche de l’absolu, d’un monde plus juste et meilleur », et il évoque son catalogue comme « … significatif tant sur le plan philosophique, poétique et musical, que sur le plan personnel et politique. »[38]
Esthétique et Ethique : une personnalité hors normes
Paul Landormy, dans son ouvrage La musique française après Debussy consacre presque trois pages admiratives à Elsa Barraine qu’il conclut par cette phrase : « Une petite tête qui porte en elle une ferme volonté. Une nature fine sous des gestes un peu masculins. Ouvrage de dame, voilà un titre qui me plaît, et la pensée duquel il siérait qu’une femme compositeur se conformât toujours. »[40] Ce titre, Ouvrage de Dame s’avère en réalité être une petite provocation ironique à l’égard de ceux qui considèrent que les femmes, si elles peuvent être admises au sein du cénacle des grands musiciens, doivent rester dans un domaine spécifiquement féminin. Elsa Barraine ne l’entendait point ainsi, toute sa vie et son œuvre en firent la démonstration.
Raffi Ourgandjian relate l’impact que représenta, durant ses années de formation, l’éclectisme de sa culture. Elle parlait aussi bien des classiques, Bach, Scarlatti, Beethoven, que de Liszt, Schumann, Berlioz, Moussorgski, Wagner, Bartók, Debussy, Prokofiev, Stravinsky, Messiaen, des musiques de l’Inde, de Bali, du Tibet… Il raconte l’émerveillement qu’il eut aux lectures qu’elle lui conseilla, la Bhagavad–Gītā, les Upanisads, Shakespeare, Goethe… tout en lui confiant ses inquiétudes sur la disparition de la race des musiciens, de ceux qui possédaient l’âme de la musique ou l’oreille interne. L’influence de Paul Dukas s’exprime en elle, avec une haute exigence de l’essentiel, toujours avec simplicité et modestie. Dans un texte daté du 7 novembre 1984, intitulé À propos de musique française, elle exprime cette inquiétude : « Une anarchie bien « ordonnée », bien « voulue », préside à la destinée du domaine artistique, probablement dans tout l’occident, et non seulement pour la musique, mais pour tout le domaine culturel ». À son sens, l’évolution de la musique se manifeste selon deux pôles qu’elle conteste autant l’un que l’autre : un courant « élitique » dédié à la recherche empirique et abstraite, s’oppose à une énorme masse de production alimentaire divisée entre bruit et divertissement soit vulgaire, soit « sophistiqué dans son habillement ». Ces musiques ne répondant pas aux attentes du public sont révélatrices du déclin de la « culture occidentale soumise au capitalisme qui se glorifie de ses avancées techniques en se gardant bien de mettre en évidence ses monstruosités ». Pour elle, l’artiste doit, au lieu d’être le reflet de son temps et des pouvoirs opprimants, être le défenseur des idées progressistes, à la manière par exemple d’un Beethoven. Elle en appelle donc à se garder des « errements fugitifs mais meurtriers d’un art bourgeois manœuvré par la condition de l’argent. »[41]
Les amis revêtent un rôle essentiel dans son existence, ils ont pour noms Roger Désormière, Claude Delvincourt, Olivier Messiaen, Claude Arrieu, Henri Dutilleux, Louis Durey, Louis Saguer, Paul Éluard, Jean-Louis Martinet, Manuel Rosenthal, Joaquin Nin-Culmell, Jean Grémillon[42]… partages particulièrement féconds et solidaires.
Elle est, sa vie durant, animée par un ardent désir de contribuer à l’avènement d’une société plus juste et harmonieuse, en définitive plus spirituelle, une société ouverte pour tous à la culture. Son enthousiasme visionnaire et cependant lucide n’a d’égal que sa complète distanciation envers les honneurs et les futilités de notre monde.
Alain Savouret, qui a été son élève, témoigne : « Elle ne s’est jamais contentée d’être une technicienne supérieure de la musique, comme tant de compositeurs s’en satisfont, s’enveloppant frileusement de leurs partitions pour se protéger des frimas de la vie publique, des soubresauts de la société. Dans ses engagements profonds, ses résistances à tout ce qui aurait été plus sage d’adopter comme « convenu » pour échapper à la réprobation bien pensante ou meurtrière, Elsa Barraine n’a jamais hésité à s’inscrire « hors-les-lois » des usages en cours et en cour, musicaux ou politiques… »[43] Il ajoute : « Une personne d’exception, dans sa relation à l’autre… vous propulse là où l’on ne vous attend pas forcément, là où vous ne vous attendiez pas vous-même… Une personne d’exception est donc pédagogue… Elsa Barraine « professeur de déchiffrage » pendant ces années 1950, cela mérite une précision : ce sont les personnes qu’elle « déchiffrait », bien au-delà de l’objet concret de la relation professorale… Ce n’était peut-être pour elle qu’une extrême attention qu’elle portait aux individus, chose du monde déjà si peu partagée… nous dirions, nous, une attention « hors norme »… Et si on voulait croire à la « voyance », somme toute ce n’est peut-être que voir un peu plus loin que le temps et l’espace de notre proximité, il me plairait de dire alors qu’Elsa Barraine était une personne douée « d’audience »… Elle échappe ainsi à la naïveté, à la peur, évite les fausses pistes, se joue des faux semblants : elle devient libre. Libre de faire du bien pour qui veut l’entendre… un bien qui, à son image, force à se « dé-couvrir », à s’engager, à ses risques et périls, « hors-les-lois » courantes… durant sa vie toute entière, vie de femme de musique, de femme de la société, comment ne pas admirer qu’elle a su joindre les gestes à ses paroles, et avec quelle force et quel élégant détachement mêlés ! »[44]
Dotée d’une ferme conviction, ses engagements sont sans équivoque. Une telle conscience spirituelle devant un monde implacable, barbare, fait songer à la phrase de Lao She « Le courage de la goutte d’eau, c’est qu’elle ose tomber dans le désert »[45], mais sans l’ombre d’un doute, elle partage l’irrécusable certitude d’Anatole France : « Lentement, mais toujours, l’humanité réalise les rêves des sages »[46]. Elsa Barraine aura traversé un siècle hérissé des errements les plus désespérants ; vivant dans l’engagement, cela aurait pu la conduire au pessimisme le plus acerbe, mais sa vie intérieure authentique – nous pourrions même parler à son sujet d’un esprit éveillé -, à la manière de Victor Hugo, lui autorisait une vision prophétique de son temps « Vous voyez l’ombre, et moi je contemple les astres. Chacun a sa façon de regarder la nuit… »[47]. Et qui sait : « Peut-être qu’un jour on saura reconnaître et récompenser à bonne hauteur les artistes-musiciens qui ont « oeuvré » plus que leurs partitions pour le bien-être des hommes… et cette femme fera partie du Panthéon adéquat… »[48]
Conclusion
En 1907, Maeterlinck conçoit pour Paul Dukas le livret de l’opéra Ariane et Barbe-Bleue. Ce mythe revisité par le poète et le musicien dispense toute une philosophie. Le personnage d’Ariane incarne la symbolique de l’émancipation, du droit humain à la liberté assumée, résurgence du texte audacieux et prophétique de La Boétie[49]. En 1910, Paul Dukas écrit quelques pages pour expliciter la signification poétique et musicale du personnage d’Ariane : « Personne ne veut être délivré. La délivrance coûte cher parce qu’elle est l’inconnu et que l’homme (et la femme) préférera toujours un esclavage « familier » à cette incertitude redoutable qui fait tout le poids du « fardeau de la liberté ». Et puis, la vérité est qu’on ne peut délivrer personne : il vaut mieux se délivrer soi-même. Non seulement cela vaut mieux, mais il n’y a que cela de possible. »[50]
La vie et l’action constante d’Elsa Barraine, nous venons de l’évoquer, sont un accomplissement du mythe d’Ariane. Elsa, comme Ariane, agissent par amour de la Lumière et de la Vérité. Un pur idéal les anime l’une et l’autre.
La compositrice, l’humaniste, la femme des justes causes et combats n’a rien désiré d’autre qu’équité et liberté pour tout un chacun, elle s’en est fait l’incarnation, montrant que ce choix, s’il avait d’immenses contraintes et renoncements, était possible. Par le désir qu’elle avait d’émanciper les autres, l’aphorisme de Thomas Mann s’applique idéalement aux convictions de l’artiste : « J’appelle moral ce qui éveille ! ». Ainsi, l’essence de ce qu’elle désirait incarner, le fut. Cette vocation de « sainteté laïque » vaut sans doute toutes les renommées, tous les honneurs (récompenses bien souvent des serviles). Un poème de Rabindranath Tagore, poète qu’elle appréciait, intitulé « Mon chant » dit peut-être tout d’elle, de ce que fut cette vie discrète, libre, engagée et généreuse. Au-delà de ses partitions, Elsa nous offre une méditation sur la vie en préférant à la postérité, aux honneurs éphémères, une vie dédiée, intense et vigoureuse, limpide et accomplie. J’imagine Elsa lisant elle-même ce poème à son fils, et à tous les fils, à toutes les filles de la terre qu’elle contribua à émanciper, à libérer de leurs chaînes :
« La musique de mon chant, semblable aux bras épris de l’amour, t’enveloppera mon enfant. / Mon chant baisera ton front comme une bénédiction. / Lorsque tu seras seul, il viendra se mettre à tes côtés et chantera doucement à ton oreille ; quand tu seras dans la foule, il te tiendra à l’écart dans un enclos de solitude. / Mon chant servira d’ailes à tes rêves, il emportera ton cœur jusqu’aux limites de l’inconnu. / Il sera comme l’étoile fidèle qui brille là-haut, quand la nuit couvre ta route. / Mon chant sera comme une lumière dans tes prunelles et ton regard percera jusqu’au cœur même des choses. / Et quand ma voix se taira dans la mort, mon chant se fera entendre à ton cœur plein de vie. »[51]
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La Symphonie n° 2 “Voïna” (1938), d’Elsa Barraine
Lionel Pons
Ψ
Opérer dans l’ensemble du legs d’un créateur la sélection d’une œuvre susceptible de résumer autant que faire se peut un langage, un style, une esthétique, et dans le cas d’Elsa Barraine ce qui s’apparente même à une éthique musicale peut relever de la gageure impossible à relever. Il est, en effet, difficile de réduire un musicien à une unique page, plus encore lorsque ce dernier fait de sa démarche créatrice une connexion historique, une implication dans son temps. Si néanmoins un tel choix doit être proposé dans le cas d’Elsa Barraine, il serait possible de voir dans la Symphonie n°2 composée en 1938, non pas un résumé exhaustif, mais un ensemble de réalisations et de promesses qui dessinent en creux une personnalité et une signature musicale dont la singularité devrait suffire à lui rendre, dans le paysage musical et dans notre mémoire, une place bien différente de celle que lui concède un oubli particulièrement injuste.
Entreprendre une symphonie en 1938[1] est déjà un acte porteur de sens. La plupart des musiciens de la même génération qu’Elsa Barraine (Marcel Delannoy, Emmanuel Bondeville, Henry Barraud), et même ses aînés du Groupe des Six, sans oublier Jean Rivier soit ne l’ont encore abordé qu’avec une relative circonspection, soit n’y viendront qu’une fois la quarantaine atteinte[2]. Pour autant, l’attitude d’Elsa Barraine ne doit rien à une quelconque envie d’étonner le landerneau musical du temps, elle traduit le regard lucide d’une créatrice visionnaire, pour qui l’œuvre n’a de raison d’être que traduisant un engagement humain et esthétique. Le sous-titre de la symphonie sera donc Voïna (La Guerre), et l’œuvre se voudra non pas un appel aux armes, mais une vision lucide de ce dans quoi l’Europe des accords de Munich ne peut manquer de basculer. Trois mouvements la composent, respectivement Allegro, Marche funèbre et Finale. L’inquiétude n’est pas chez elle un pessimisme ou une posture de Cassandre, elle est conscience en éveil, prolongeant dans l’œuvre en question le climat déjà présent dans les Pogroms de 1933.
Pour appartenir encore aux œuvres de jeunesse, la symphonie ne fait pas moins montre d’une maturité certaine dans la gestion de l’orchestre : limitation des effets de couleur dans la mouvance post-ravélienne, utilisation des cordes préférentiellement en unissons et octaves lorsqu’elles sont en situation d’énoncé thématique, caractérisation thématique très franche, proche de ce que propose la Symphonie n°5 de Dimitri Chostakovitch, composée au même moment. Le premier mouvement s’ouvre sur un lent appel des bois, plainte fervente qui s’appuie sur un arpège mineur parfait que l’harmonie (hautbois, clarinettes, bassons) va peu à peu brouiller pour déboucher très rapidement sur un premier ensemble thématique, présenté dans un tempo plus rapide. Aux cordes est dévolu une figure très rythmique aux contours honegerriens, dont très vite Elsa Barraine va exploiter en priorité la tête, aux cuivres graves une désinence plus mélodique, en forme de boucle transposée dont l’ascension semble freinée par un poids sans cesse plus présent. Conscience et énergie sont les clefs de ce premier ensemble, dans lequel la compositrice résume déjà la dualité traditionnellement inhérente à la forme bithématique. C’est qu’il ne s’agit en aucun cas ici d’une démarche néoclassique : ni dramatisation artificielle d’une forme abstraite, ni exercice de style. Ce premier ensemble thématique est quasiment le portrait d’une personnalité, qui n’hésite pas devant les choix que l’histoire la pousse à opérer, et dans laquelle l’énergie et l’humanité se complètent plus qu’elles ne s’opposent. Alors que la tête du premier thème prend, via les bois, une allure presque ironique, un deuxième thème à la sinuosité quasi-menaçante est proposé au hautbois. Un chant serein, comme ignorant des nuages qui s’accumulent, est inconcevable et ce sont des éléments dérivés du premier ensemble thématique qui lui servent de formules d’accompagnement. Le développement reprend à son compte la technique stravinskienne de l’occultation d’un thème par un autre : la pulsion urgente du premier ensemble vient totalement changer le caractère du second. Aussi peut-on être surpris de l’apaisement qui semble marquer la fin de cet épisode. Il n’a d’autre utilité que de servir de tremplin à la réexposition du second thème[3], lequel aura totalement changé de caractère. Nulle résignation dans la démarche, mais une grandeur tragique toute en sobriété. Le retour du premier ensemble verra la désinence des cuivres dévolue aux cordes, gagnant en intensité expressive ce qu’elle aura perdu en volume sonore proprement dit. Une coda brève mais pleine d’urgence termine ce premier mouvement.
Un cri de douleur poussé par l’orchestre ouvre la Marche funèbre, vite réprimé comme par une pudeur instinctive. Subsiste alors une discrète cantilène du hautbois, soutenue par une pulsation sourde des cordes et des cuivres (proche du premier mouvement de la symphonie de Chostakovitch déjà évoquée). Le ton surprend : lourde tension chromatique, progression comme hallucinée de la mélodie, à travers un développement complexe qui n’est en rien une démonstration de « métier », mais une gradation émotionnelle. De l’idée de marche ne subsiste que la pulsation obstinée (en rythmes pointés) des cordes graves et des cuivres, nous sommes face à un thrène plein de douleur contenue, et non pas devant de grandioses funérailles. La forme globale est celle d’une arche, le dispositif de départ réapparaissant à la fin, couronnée toutefois d’une coda poignante en sa nudité de violon solo sur soutien très ténu de l’orchestre.
Le Finale peut, pour une lecture inattentive, se révéler bien surprenant. Le ton est très populaire, parfois extraverti, et les allures sont celles d’un rondeau robuste à la saveur de danse de terroir. La réalité est souvent plus subtile que le jeu de trop évidentes apparences. Si le refrain emprunte incidemment l’apparence d’une de ses pastorales vigoureuses que les Six ont illustrées dans les années 20[4], c’est que l’élan libérateur, celui qui dépasse le conflit ou assume la résistance part du cœur du peuple. Les couplets qui se succèdent renouent avec une tension tragique inattendue. Qui n’entend de la symphonie que cet ultime mouvement peut se méprendre, au point de n’y voir qu’une forme décousue alors qu’elle est précisément porteuse de sens. L’ultime apparition du refrain sonne non pas comme une victoire facile (et, en somme, bien légèrement obtenue), mais comme un avertissement : vaincre sans vigilance n’est que préparer en germe un nouveau conflit.
La gestion de la forme par Elsa Barraine est donc révélatrice de ce qui constitue, en 1938, une singularité esthétique : ni gage imitatif donné au néoclassicisme, ni autoportrait romantique, mais expressivité puissante mise au service de préoccupations à résonance universelle. Le langage, quant à lui, conserve une logique thématique et tonale (particulièrement dans le dernier mouvement), tout en gérant avec une très grande liberté l’atonalisme. Éparpillement ? Hésitation ? En aucun cas : la compositrice ne relègue nullement les questions de langage au second plan, mais elle opère dans chaque page un choix toujours sujet à questionnement. Choisir telle ou telle option ne doit intervenir qu’en pleines conscience et lucidité, donc en lien avec une démarche expressive qui vise avant tout à être partagée et communiquée. Lorsque l’unité tonale semble préférable pour que l’œuvre remplisse ce but premier, elle s’impose donc sans qu’il s’agisse nullement d’un positionnement historicisant. C’est parce que l’œuvre d’Elsa Barraine se situe dans l’histoire, qu’elle s’en veut même partie prenante, que la question du langage se trouve ainsi envisagée. Pour elle, ce n’est pas l’orientation technique de l’œuvre qui l’inscrit dans le temps, mais sa portée de sens propre.
L’œuvre d’Elsa Barraine ne cessera d’évoluer jusqu’à la fin de sa vie créatrice, mais les postulats qu’elle formule avec maturité, netteté et probité dans cette Symphonie n°2 resteront les fondements de sa démarche esthétique, de ce sillon unique tracé dans une époque qui n’en a pas encore réalisé l’importance. □
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La spiritualité dans la démarche d’Elsa Barraine ne doit rien à une vision dogmatique figée, mais tout à une curiosité sans cesse en éveil, évoluant entre plusieurs cultures dont elle a approfondi les sources. De fait, si la donne chrétienne est présente dans Les Cinq Plaies sur un poème de Michel Manol (1952), Cantate du Vendredi Saint sur un texte de Pierre Emmanuel (1955) ou l’opéra Christine sur un livret de Jules Supervielle (1959), la lecture de la Bhagavat-Gitâ que lui avait fait connaître Paul Dukas ou encore de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta de René Guénon ont considérablement compté dans son cheminement personnel, conjuguant au plus intime spiritualité et ouverture.
La composition, en 1967, de Musique rituelle pour grand orgue, xylo-marimba, gong et tam-tam synthétise cette position. L’œuvre s’inspire du Bardo Thödol, livre des Morts tibétain, lui-même rituel funéraire du VIIe siècle inclus dans le bouddhisme tantrique. Le sujet en est le voyage de l’âme du moment de l’agonie jusqu’à celui qui débouche sur sa libération définitive ou sa réincarnation. Très précisément décrit, ce voyage dure quarante-neuf jours, et l’œuvre d’Elsa Barraine en décrit, ou plutôt en suggère les sept étapes :
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L’Évanouissement, phase durant trois jours et demi, et qui permet à l’âme d’entrevoir brièvement la vraie lumière,
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Les Divinités paisibles (du premier au septième jour), phase de contact entre l’âme et les divinités bienveillantes représentées dans les monastères,
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Les Divinités irritées (du huitième au quatorzième jour)
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Les Démons (quatorzième au trente-sixième jour), qui accompagnent et tourmentent l’homme, sont conduits à tourner éternellement dans le vide,
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La Fermeture des Portes (trente-sixième au quarante-deuxième jour). Ayant surmonté le doute et la mauvaise conscience, l’âme choisit de renaître ou pas dans une matrice humaine. Chaque fois que la tentation de cette renaissance apparaît, les portes se referment,
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Les Crochets de la Grâce (quarante deuxième au quarante-neuvième jour). Les Bouddhas vont élever l’âme pendant qu’elle implore le ciel en proférant des mantras,
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La Délivrance différée. Le Mort, ayant évité la tentation, accède à la Résurrection et à la délivrance ultime.
Dégagée désormais de toute influence, Elsa Barraine se montre profondément originale dans ses propositions aussi bien de langage que de forme. Le premier élément expressif de l’œuvre demeure le rythme, conçu comme un vecteur privilégié de spiritualité et de symbolique. Le chiffre sept et ses multiples, lié au nombre de jours du voyage, est directement présent dans l’échelle de durées utilisées dans les sept parties, de quarante-neuf triples croches à zéro. Le chiffre sept (sept triple croches) est directement associé au vide absolu du silence, et dévolu au tam-tam. Le chiffre un (une triple croche) traduit ce temps du claquement de doigt, dans L’Évanouissement, durant lequel le défunt entrevoit la vraie lumière. L’ensemble de l’œuvre est fondée sur des permutations, qui toutes s’opèrent sur des unités de sept, quatorze ou vingt-et-une triple croches. Pour le cas particulier des Démons, puisque ceux-ci tournent indéfiniment dans le vide, Elsa Barraine fait usage de double et triple croches distribuées de façon uniforme, évoquant ce mouvement tournant dont le Bardo Thödol fait mention. Dans ce cas, les permutations utilisées ne le seront plus dans un ordre pré-déterminé, mais dans un désordre assimilé à l’infinité cyclique. La dernière partie, La Délivrance différée, se veut une récapitulation de l’ensemble de l’œuvre : Elsa Barraine y utilise un rétrograde des durées, dont sont systématiquement (et symboliquement) éliminées toutes celles qui ont été utilisées dans Les Divinités irritées, Les Démons et La Fermeture des Portes. Dans un ultime geste, elle procède in fine à la rétrogradation des durées initiales de sept à un, le coup de tam-tam terminal traduisant l’accès au silence. Cette recherche rythmique, si elle peut paraître proche de celle d’Olivier Messiaen dans les permutations symétriques mises en œuvre pour Chronochromie (1960), s’en distingue pourtant notablement. Le but de Messiaen est de créer une synesthésie étroite entre la durée et la couleur harmonique, alors que chez Elsa Barraine, la durée prend directement le poids d’une valeur expressive. En conséquence, non seulement rythmes et durées sont ici les seuls axes de construction de la forme, mais la différence entre ces deux données se trouve abolie. Le rythme apparaît, dans la musique savante occidentale, comme la combinaison des durées (sons proprement dits ou silences). Ici, la durée même est rythme, déjà riche d’une complexité sous-jacente que la portée symbolique ne fait que renforcer.
Travailler sur le rythme admet pour corollaire d’agir sur le temps. Ici encore, la réflexion d’Elsa Barraine se révèle profonde et exigeante. La notion de tempo n’apparaît pas ici comme une donnée « supplémentaire », simplement mentionnée en début de mouvement ou aux moments clés de la partition. Elle est strictement subordonnée à la notion de durée : l’emploi des durées les plus longues (Les Divinités paisibles) ou les plus courtes (Les Démons) suggère, entraîne et crée le tempo. La durée crée l’espace-temps que structurent ensuite les permutations.
Une telle approche rend de facto caducs non seulement les techniques mais la raison d’être d’un développement. La construction se base uniquement sur les permutations de durée, la donne mélodique se réduisant à deux éléments thématiques, l’un empreint de sérénité, associé principalement aux Divinités paisibles et qui revient dans Les Crochets de la Grâce, l’autre plus tourmenté lié à La Fermeture des Portes. Aucun de ces éléments ne se trouve développé, seules les différentes permutations rythmiques utilisées peuvent en modifier le visage. Le son proprement dit n’apparaît ici que comme une figuration, un truchement de la durée.
Les choix timbriques sont évidemment déterminants dans une œuvre de la densité de Musique rituelle. L’orgue n’est pas tant un réservoir inépuisable de couleurs qu’une mise en œuvre du souffle, dans toutes ses acceptions. L’auditeur se trouve placé au carrefour de l’humain (respiration, battement) et de la dimension spirituelle du souffle en tant qu’esprit, communication avec l’invisible, donc élément religieux au premier sens du terme. Le xylo-marimba est ici présenté comme un résumé des timbres de percussions-bois. Son utilisation est, encore une fois, très différente de celle pratiquée par Olivier Messiaen de Couleurs de la Cité céleste (1963) à Éclairs sur l’au-delà (1988-1992). Nulle virtuosité à fin de brillance, le xylorimba ne diamante pas ici le discours, il le ponctue, contribue à l’articuler rythmiquement. Le tam-tam offre, en regard de l’instrument précédent, un résumé timbrique des percussions métalliques, et se trouve associé à l’évocation du silence, venant suspendre le flux sonore.
La couverture de la partition, de la main d’Elsa Barraine, porte les caractères tibétains Aum Ma Ni Pad Me Hum, ce qui peut se traduire par Salut, Ô joyau dans la fleur de lotus, et constitue une formule sacrée dont la répétition a pour but la non réincarnation. Chacun des caractères se trouve également associé à l’une des couleurs des six mondes, soit respectivement blanc, bleu, jaune, vert, rouge et noir. À l’intérieur de la partition, Elsa Barraine fait apparaître l’idéogramme chinois signifiant musique rituelle.
Le regard d’Elsa Barraine dans Musique rituelle n’est pas celui d’une « touriste des cultures du monde ». La hauteur de vue, l’exigence du propos comme de la construction, l’implication spirituelle excluent ici tout exotisme de façade ou de citation. Spiritualité rime bien avec universalité, et le souffle qui anime ces pages à la fois austères et flamboyantes est celui d’une conscience du sacré en lien direct avec l’humain.
L’œuvre a connu plusieurs exécutions depuis sa création, le 15 février 1967 en la cathédrale de Lausanne, et constitue un maillon capital dans le répertoire d’orgue contemporain. Entre la Symphonie n°2 et Musique rituelle, le chemin est riche et les évolutions multiples. Mais par-delà ce qui peut apparaître comme une ligne de rupture (lien avec les formes classiques, langage polarisé), la démarche d’Elsa Barraine se dessine avec fermeté et exigence : celle d’un art qui cherche à unir plus encore qu’à concilier préoccupations humanistes et conscience spirituelle, et qui fait tout le prix de cette œuvre, encore trop rare au répertoire. □
Elsa BARRAINE, Musicologie.org, Catalogue des œuvres
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