Entretien Jean-Paul HOLSTEIN – Michael SEBAOUN, décembre 2020

HOLSTEIN Jean Paul.III

Jean-Paul HOLSTEIN © Jean-Paul Holstein

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Jean-Paul HOLSTEIN est un compositeur français, né à Angoulême, en 1939. Il a obtenu au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris les premiers prix d’harmonie, contrepoint, fugue, analyse (classe d’Olivier Messiaen), esthétique, composition (classe d’André Jolivet). Il est titulaire d’un Doctorat de Musicologie et d’un Doctorat ès lettres et sciences humaines de l’Université Paris IV Sorbonne. Il a enseigné la composition, l’écriture et le contrepoint au CNSM de Paris. Il a également dirigé les Conservatoires du 6e et 17e arrondissement de Paris et le Conservatoire National de Région de Paris. De 2009 à 2011, il est vénérable de la loge Villard de Honnecourt. Il a composé près de 200 oeuvres pour toutes formations éditées notamment chez Choudens, Durand, Zurflüh. Il a également publié plusieurs ouvrages musicologiques et pédagogiques, ainsi que de nombreux articles. Il est titulaire du Prix des Rencontres internationales de chant choral de Tours, du Prix Pineau-Chaillou, du Prix SACEM-UPAC, du Prix Schnitger-Zwolle des Pays-Bas, et Lauréat de la Fondation de la Vocation de Paris Lauréat de la William and Copley Foundation de Chicago, et Chevalier du mérite culturel et artistique.

Michaël SEBAOUN est compositeur et ancien élève de Jean-Paul Holstein au CNSMDP.

1Comment êtes-vous venu à la musique ?

Je ne suis pas d’une famille de musiciens professionnels mais d’ingénieurs (père et frère ingénieurs de l’École Centrale : mon frère était physicien nucléaire au CEA), de juristes et de médecins (famille de ma mère).

Bien que ma grand-mère paternelle ait été organiste de la cathédrale d’Angoulême à dix-huit ans en 1891, que mon arrière-grand-père maternel ait été un amateur passionné de musique, ma mère l’accompagnant au piano en tant que chanteur amateur, c’est par une voie non héréditaire que l’amour de la musique m’est venu, même si, par la suite, mes échanges sur le sujet furent nombreux avec ma grand-mère paternelle avec qui nous vivions : c’est un de mes camarades de classe de sixième, en 1949-50, qui, pratiquant déjà le piano, me dit un ,jour « Pourquoi ne ferais-tu pas du piano avec moi ? », soit avec le même professeur que celui qu’il avait, une « demoiselle » un peu de l’ancien temps du nom de Madeleine Van de Velde. Car il n’était pas question à l’époque d’apprendre un instrument autrement qu’en leçons particulières, les conservatoires étant extrêmement peu nombreux en France à cette époque, ceux qui existaient ne se trouvant que dans les grandes villes de France (une dizaine, une quinzaine…) et étant des succursales du Conservatoire de Paris, l’enseignement public de la musique n’ayant pas encore vécu son âge d’or avec Marcel Landowski, qui le lui offrira comme Directeur de la Musique au Ministère des Affaires culturelles, dans les années 1970, du temps du ministériat culturel d’André Malraux.

Ma mère avait fait du chant et du piano mais, accaparée par l’éducation de ses quatre enfants et la gestion de sa maison, ne m’avait guère entretenu de musique même si elle m’encouragea ensuite en m’aidant d’ailleurs au début de mes études musicales.

Je disposais sûrement d’un patrimoine génétique et culturel favorable à l’émergence de l’amour de la musique et à son étude mais qui ne manifesta pas, dans ma vie d’enfant, au plus jeune âge dans un environnement de professionnels avertis.

Ma grand-mère paternelle, la plus musicienne de la famille, qui, en plus de ses occupations d’organiste, avait déchiffré tous les opéras de Wagner à partir de réductions qu’elle s’était procurées je ne sais comment, avant l’an 1900 (!), et que je possède encore, m’avait raconté qu’elle faisait du trio avec son père, banquier dans le civil mais violoncelliste amateur, et un ami de celui-ci, violoniste, et qu’ils avaient joué ensemble nombre de trios violon-violoncelle-piano de la musique classique et romantique, à une époque, là aussi, où les concerts à Angoulême, sa ville d’accueil, étaient plutôt rares, surtout en musique de chambre.

Plus tard, mère de famille mais surtout veuve de guerre de 14, puisque mon grand-père paternel, officier, avait été tué le 22 Août 1914, dès l’entrée en guerre de la France, à la tête de son bataillon à la frontière des Ardennes belges et françaises, elle ne reprit pas d’activité musicale, se consacrant à la vie difficile financièrement de sa famille et à l’éducation de ses trois enfants, pupilles de la Nation.

Elle m’offrit pour mon baccalauréat en 1956, l’enregistrement sur disques 33 tours et sous la direction de Wilhelm Furtwängler avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin, enregistrement que je possède toujours pour sa double valeur de témoignage musical exceptionnel et de souvenir familial émouvant, de la IXe Symphonie de Beethoven avec chœurs, pour qui j’avais la plus grande passion, Beethoven et la symphonie.

Peut-être Beethoven fut-il, comme pour beaucoup, le fil conducteur de ma vocation musicale, grâce au relais familial. Dans le livre sur l’art de composer, que je suis en train d’écrire, je montre que Beethoven a été et demeure peut-être le symbole du « héros créateur ».

2Quelle œuvre considérez-vous comme votre opus 1 ?

Une mélodie intitulée « La pluie a chassé le printemps » pour voix de soprano (ou ténor) et piano, sur un texte d’Henriette Charasson, composée en 1963 et présentée la même année au concours d’entrée en classe de composition au C.N.S.M. D. de Paris, année où je fus reçu dans la classe de Jean RIVIER, successeur de Darius MILHAUD, à qui succèdera en 1965 André JOLIVET jusqu’en 1970.

Écrite avec une armure de si mineur mais assez rarement dans la tonalité de si mineur, à l’exception du début à la voix solo en mode de ré sur si avec un sol # et à la fin au piano solo avec une quarte juste harmonique fa #-si.

L’écriture vocale, bien sûr, mais instrumentale aussi en est très mélodique car je n’ai jamais voulu abandonner cet aspect essentiel de l’écriture musicale, dès le début de ma carrière, même si le piano est souvent harmonique avec de beaux accords dissonants mais jamais en contradiction avec la ligne mélodique de la voix, qui s’intègre à eux logiquement.

La voix n’est jamais couverte non plus, comme cela est arrivé si souvent chez certains compositeurs de la fin du XXe siècle soit par un « déluge de notes », soit par des harmonies contredisant violemment la ligne vocale.

La forme n’est pas celle habituelle de certaines mélodies avec un refrain et des couplets, l’écriture de la voix est plutôt celle d’une conversation modulée, sur le plan des hauteurs, du contour mélodique et de la tessiture, en fonction des paroles selon qu’elles sont claires ou sombres, interrogatives ou affirmatives, selon qu’elles parlent du silence ou du vent.

Mais je préfère considérer mon opus 2 comme ma première œuvre, une Sonatine pour piano en un mouvement de cinq minutes qui, sans renoncer à des saveurs harmoniques, utilise encore la forme classique et spécule sur un dynamisme rythmique que je n’ai jamais voulu abandonner non plus avec des oppositions dynamiques 6/3   8/4.

3 – Quelles sont vos sources d’inspiration, musicales ou extra-musicales ?

Grand amateur de musique pure, je n’ai pas vraiment de sources d’inspiration extérieures à la musique elle-même, à l’exception des propositions qui me sont faites ou qui m’ont été faites dans le passé, notamment grâce aux commandes d’Etat ou de la Radio pour des formations et/ou des interprètes. J’ai parfois utilisé des circonstances particulières, comme le dixième anniversaire de la mort d’André Jolivet en 1984 pour écrire en hommage filial une œuvre intitulée « Le Tombeau d’André Jolivet » pour orchestre à cordes et, dans le même esprit en 1988, une « Sinfonia tonalis in memoriam Georges Hugon », mon professeur d’harmonie, qui fut aussi mon premier professeur au C.N.S.M. D. de Paris et pour lequel j’avais une véritable vénération comme mon camarade Philippe Hersant, ou les mariages de mes fils, Sébastien en 1998 et Martin en 2001, à qui j’ai dédié, pour le premier, une « Missa felix » pour voix de femmes et clavier (ou orchestre) et, pour le second, «  Trois Chansons drolatiques » sur des textes de lui pour quatuor vocal et piano à 4 mains, ou un voyage en Égypte qui m’avait beaucoup impressionné pour écrire au retour une œuvre pour trio flûte, alto et harpe « Le Voyage de l’œil solaire » (2001),.

J’ai aussi écrit un conte pour enfants intitulé « Le Rêve de Tatou-Tatou » sur un texte de Michel et Geneviève de Thoisy en 2000 pour récitant, chœurs d’enfants et piano (ou ensemble de 12 instruments ou orchestre), en souvenir d’un très instructif et amical voyage en Guyane chez ces amis.

Mes vraies sources d’inspiration ont été surtout les sollicitations professionnelles et la curiosité pour des instruments ou des formations sortant de l’ordinaire comme dans la « Musique pénitentielle », écrite en 1972 à destination de l’abbaye de Montserrat en Espagne et de ses petits Chanteurs pour chœurs d’enfants, chœurs d’hommes, 2 trompettes, 2 cors, 2 trombones et percussions.

Mes 192 œuvres m’ont permis de toucher à presque tout et abondamment sauf à l’orchestre symphonique pour lequel je n’ai écrit qu’une œuvre sans soliste, un mouvement symphonique « Élans », avec lequel j’ai eu mon 1er Prix de composition au C.N.S.M. D. de Paris en 1968. J’ai compensé très agréablement avec l’orchestre à cordes, pour lequel j’ai écrit cinq œuvres.

J’ai beaucoup aimé aussi écrire pour les cuivres, l’Ensemble « Ars nova » par exemple de Marius Constant, et les orchestres d’Harmonie en général.

Et, en toute modestie…comme Debussy et Ravel, je n’ai écrit qu’un quatuor à cordes en 1975, intitulé « Peut-être…le jour – hommage à Maurice Ravel », avec un clin d’œil du côté du quatuor de Dutilleux, nouveau converti au langage sériel à l’époque, dont le quatuor « Ainsi la nuit » est, à mon sens, une œuvre ratée remarquablement réussie (!), parce qu’allant contre la nature de l’auteur, même s’il s’est remarquablement attaché à cacher ses belles harmonies sous des accords à douze sons où on les devine.

Les voix en chœurs et, notamment, les voix de femmes continuent de m’intéresser beaucoup et je songe à écrire bientôt une œuvre pour chœurs de femmes et violoncelle sur un (des) texte(s) de ma fille Clémence, qui écrit remarquablement bien (les « Ceremony of carols » de Britten sont pour moi, de ce point de vue, un chef d’œuvre absolu).

J’ai aussi, en 2017-18 tenté une expérience qui m’a beaucoup réjoui comme compositeur, parce qu’elle est à la fois iconoclaste et profondément libre, celle de ré-écrire à ma manière le grand Magnificat à six voix de Monteverdi, qui se chante a cappella, mais avec un accompagnement instrumental léger et, surtout, une reconstruction originale et dans un langage harmonique tonalo-moderne : je voulais y prouver qu’on peut ré-écrire tonal aujourd’hui sans renoncer à des audaces harmoniques intégrant une écriture traditionnelle Cette œuvre, qui s’intitule « Nouveau magnificat », a été créée en Juillet 2018 au Festival de Valloire en Savoie.

4 –Êtes-vous fidèle dans vos œuvres aux formes classiques ou cherchez-vous au contraire une forme propre à chaque œuvre ?

Tout dépend de l’objectif poursuivi et de l’éventuelle source d’inspiration extérieure à la musique : s’il s’agit d’une volonté d’illustration, même au sens le plus noble, comme dans mes « Sept Illustrations pour des visions de Dante » pour flûte, hautbois, clarinette, basson, trompette, trombone, contrebasse et percussion, la forme adhère à l’inspiration de Dante en fonction de la représentation littéraire choisie et du titre, qui devient un véritable stimulus – s’il s’agit de mon quatuor à cordes « Peut-être…le jour », composé en 1975 et créé en 1980, en écho au quatuor de Dutilleux « Ainsi la nuit » composé entre 1971 et 1977 et créé en 1977 et qui m’avait donné beaucoup à réagir, dans la mesure où il faisait semblant de s’affranchir des traditions convenues pour paraître, en fait, plus moderne qu’il n’est, je suis resté scrupuleusement fidèle à une forme classique en quatre mouvements, d’autant que le sous-titre en est « Hommage à Ravel ».

Je crois qu’il ne faut être ni tétanisé par l’obsession de la forme ni fasciné par les formes connues : une œuvre musicale doit avoir une forme, sinon elle est un ectoplasme, mais cette forme doit être évidente, quelle que soit le nom qu’elle se donne ou les allures qu’elle prend. Or, si l’on oublie que la répétition rythmée à intervalles réguliers d’éléments sonores reconnaissables, devenant familiers à l’auditeur est indispensable à la compréhension de l’œuvre musicale, on est certain qu’aucune intuition de la forme ne pourra naître chez l’auditeur, pour la simple raison qu’aucune forme ne se forgera progressivement dans son inconscient, pour donner à ce qu’il entend une cohérence et transformer en discours ce qui n’est, au départ, qu’un amas bruyant.

Ma conclusion est qu’il faut se sentir libre à l’égard de toutes les contraintes formelles, classiques ou modernes, à la condition qu’une forme soit perceptible dans le temps.

5 –Vous avez abordé presque tous les genres musicaux, écrit pour toutes les formations. Avez-vous néanmoins un domaine de prédilection ?

Plutôt qu‘un domaine de prédilection, je dirai que je n’ai aucun domaine de répulsion ou que j’ai tous les domaines de prédilection possible.

Mais, s’il faut choisir, j’adore l’orchestre symphonique et je regrette de n’avoir pas assez écrit pour lui ; mais, dans les conditions économiques actuelles, il est de plus en plus difficile de faire jouer une œuvre d’orchestre et, par ailleurs, les œuvres d’orchestre demandent deux types d’investissement lourd, l’investissement physique et moral du créateur en temps et en énergie (plusieurs années pour composer une œuvre d’orchestre, souvent , ou au moins plusieurs mois) et l’investissement financier de l’éditeur pour la saisie de l’œuvre et sa promotion (ce que font de moins en moins les éditeurs, s’ils l’ont jamais fait, au sens moderne du terme).

J’aime aussi les œuvres pour instruments solo car elles exigent de se mettre à nu musicalement et retiennent la moindre tricherie musicale de venir colmater les brèches d’une inspiration défaillante par des subterfuges harmoniques ou instrumentaux. Et, par ailleurs, elles permettent de renouer avec les origines de la musique, sous la forme du chant comme expression d’une seule personne, même devenu instrumental.

J’aime aussi les œuvres dites « pour enfants » ou désignées comme « faciles » avec une once de mépris, parce que leur simplicité accessible serait, aux yeux des commentateurs, le signe soit d’un manque de métier notoire, ce qui est le contraire évidemment, soit l’expression d’un manque d’ambition moderniste, comme si toute musique devait être difficile à entendre, à comprendre ou à jouer pour être jugée digne et, même, aurait intérêt à rester incompréhensible le plus longtemps possible, pour demeurer savante aux oreilles de ces faux prophètes que sont les suiveurs de la post-modernité.

Enfin les voix continuent de me subjuguer – encore l’humanité de l’intermédiaire sonore -, surtout les voix de femmes ensemble, parce que leur tout même ou aussi avec des voix d’hommes renoue avec une harmonie universelle et charnelle, qui est celle des corps et des esprits alliés, et se fait l’expression de la personne humaine dans sa totalité, en faisant vibrer physiquement chacun(e) de celles et ceux qui en perçoivent les vibrations.

Un conseil aux futurs compositeurs : n’ayez jamais aucun a priori concernant les formations instrumentales, recevez-les toutes avec la même générosité et la même chance de faire passer tout ou partie de votre message, quel qu’en soit l’alliage et si surprenant soit-il.

6 – Quel regard porte le grand contrapuntiste que vous êtes sur la musique répétitive américaine ?

Bien que cette musique ne paraisse pas être une voie de sortie royale de l’impasse où les musiques intellectualistes en général et la musique dodécaphonique en particulier ont fourvoyé la musique un temps, j’éprouve davantage de sympathie pour elle que pour les précédentes, car elle part d’un constat sensuel, celui de l’importance de la répétition, pour aboutir à un résultat efficace sensoriellement, celui de la variation progressive. Quand on sait qu’il n’y a jamais eu de musique durable sans un recours efficace et prolongé au phénomène conjoint répétition-variation, la musique répétitive me paraît être beaucoup plus fidèle au principe de la création naturelle que les autres déclarées nouvelles.

Maintenant, les musiques durables n’ont utilisé et souvent le phénomène de répétition, en le rendant systématiquement asymétrique, que pour que la surprise demeure en parallèle avec la reconnaissance ; quant au processus de variation et dans le même esprit, toute musique s’est toujours arrangée sous la plume de son auteur pour ne pas s’éloigner trop de la version initiale de l’élément varié car, sans reconnaissance de la différence, il y a perte de vue ou d’audition à l’infini.

Reconnaissance mais différenciée pour la répétition, reconnaissance mais voisine pour la variation, telle peut être une partie de l’évangile créatif du compositeur.

Face aux musiques dodécaphonisto-sérialisto-concrèto-stochastico-électronico-numériques, la musique répétitive américaine sait se faire reconnaître en permanence, les répétitions systématiques n’égarant jamais l’auditeur, les infimes variations des répétitions ainsi variées étant trop progressives aussi pour ne pas le dérouter un moment. Or, sans égarement bref et sans déroutement imprévu mais avec des retrouvailles savamment ménagées sur le chemin tracé, une œuvre musicale devient le tissu trop régulier d’une trame qui ne peut émouvoir longtemps.

De plus, même si, dans la musique répétitive, on peut rencontrer parfois des contrepoints issus de la musique aléatoire, qui, elle, provoque en ne les prévoyant pas sauf sous l’emprise la superposition de multiples temps musicaux, aboutissant à des convergences ou à des divergences imprévues, son caractère systématique interdit au compositeur de choisir les lignes mélodiques qui pourraient se compléter utilement, leur addition n’étant pas régie par le principe question-réponse, qui est celui du contrepoint et de la complétude rythmico-mélodique d’un élément déterminé, censée équilibrer le discours, en s’y opposant à l’incomplétude rythmico-mélodique d’un autre élément.

Enfin, comme il n’est guère possible, d’après les psychologues de l’audition, de suivre plus de trois éléments à la fois, ce qui est le primat de l’audition du moindre contrepoint, le nombre d’éléments mis en jeu dans la musique répétitive est souvent trop important pour qu’on en suive la délicate conversation. Par contre, on peut en éprouver une « impression contrapuntique » c’est-à-dire la capacité des éléments mis en œuvre à s’opposer tout en se complétant, pour former un tout vivant et animé de l’intérieur.

Et puis il peut y avoir du contrepoint de masse soit par addition de timbres soit par épaisseur d’accords, qui, sortant de ce que certains appellent le carcan mélodique du contrepoint traditionnel, obéissent quand même à des échanges de volumes dans l’espace, qui ressortissent à la famille du Contrepoint avec un grand C.

Cependant, la musique répétitive américaine est loin de l’imagination exigée du compositeur, lorsqu’il s’agit pour lui de choisir les arabesques complémentaires, qui font, dans n’importe quelle langue musicale, à la condition que ces arabesques s’inscrivent dans une logique harmonique verticale, une conversation digne de ce nom, sublimée par le son mais issue des mots et de la conversation verbale. S’il n’y a pas d’humanité ou de trace d’humanité dans le Contrepoint, il n’y a qu’un procédé de plus d’occupation de l’espace sonore, aussi abstrait et artificiel qu’il paraît justifié par la rationalité de l’écriture musicale, celle-ci trop envahissante en tous cas pour laisser de la place à l’auditeur et à son oreille : ainsi de la pièce de Terry RILEY, intitulée « Piece in C » (Pièce en UT), qui voit se répéter le DO central du piano durant plus de dix minutes, à un tempo très allant (120 à l’unité de valeur au moins), sans que ce qui se passe autour et qui pourrait être généreusement distractif, ne joue le rôle qu’on attend de lui, à savoir l’ouverture de fenêtres contrastées sur un paysage sonore à la fois moins envahissant et plus surprenant.

La répétition est l’arme secrète et définitive de la musique mais à condition qu’elle ne revienne pas comme un boomerang à la fois dans la figure du compositeur et dans celle de son auditeur : un exemple de l’usage formidablement varié de la répétition a été donné par BEETHOVEN dans le 1er mouvement de la cinquième symphonie, ce qui ne l’a pas empêché d’en « contrepointer » avec vigueur l’élément principal.

7 – Un compositeur, au XXIe siècle, peut-il encore dire avec Boileau : « Le secret est d’abord de plaire et de toucher » ?

Il serait dommage de ne pas suivre le grand Boileau sur ce terrain, de même qu’il faut se rappeler cet autre quatrain ô combien célèbre du même, à juste titre :

« Ce qui se conçoit bien,

S’énonce clairement

Et les mots pour le dire

Arrivent aisément »

Il suffit d’ailleurs de remplacer « concevoir » par entendre (sous-entendu : intérieurement pour le compositeur) et « les mots » par les notes, pour que ce qui est une maxime littéraire devienne une maxime musicale.

Pendant un demi-siècle, plaire et émouvoir, plus explicite que toucher, ont été marqués au fer rouge de la démagogie, de la facilité et de l’indignité musicale par ceux-là même qui, curieusement, réclamaient que l’art et la musique se démocratisent, que tout le monde les accueille et les comprenne, que les compositeurs et les artistes créateurs soient triés à la fois par élitisme et par accessibilité, ce qui était totalement contradictoire.

Pour répondre à cette question, il faut se souvenir que la musique est une expression d’ordre physique et passe par un des plus fins organes des sens de l’homme – plaire – et qu’elle ouvre la porte en les sublimant à des états d’âme à la fois communs à tous et propres à chacun(e) – séduire -.

Se dispenser de plaire au nom d’un masochisme refusant d’avouer son nom et renoncer à émouvoir au nom d’un ascétisme intellectualisant toutes les émotions en donc les vidant de leur contenu psychologique ont constitué, un temps, trop long certes – un demi-siècle -, la bible de compositeurs qui se sont transformés ainsi en « fabricants » de musique au lieu d’être les servants d’un monde merveilleux, lorsqu’il consent à descendre du piédestal sur lequel on l’a arbitrairement hissé et se satisfait d’être le bras ô combien armé de l’émotion destinée à tous et de l’évasion qu’elle permet.

Si plaire et toucher sont un secret, selon Boileau, pour le compositeur, ils ne le sont pas pour l’auditeur, pour lequel ils sont une évidence, parce qu’il n’attend que d’être ému et séduit, moments psychologiques rares qui ne se mettent ni en boîte ni en formules. Le secret, comme disait JOLIVET, est dans la recette, au meilleur sens du mot, suivie par le compositeur et qui ne regarde que lui, celle-ci n’ayant pas de vertu a priori à être la garante de la séduction et de l’émotion.

Si la recette du compositeur, préalablement déclinée, suffisait à engendrer l’état de bien-être mental que l’on attend de la musique, cela se saurait ; en attendant, méfions-nous des posologies annoncées assurant de l’effet auguré !

8 – Dans le domaine de la musique savante, la grande diversité des styles d’aujourd’hui est avérée, pourtant le grand public semble encore rivé à une vision avant-gardiste de la musique. Quelles en sont les causes selon vous ?

D’abord, il faudrait définir ce que signifie « grande diversité de styles », ce qui est loin d’être évident, si l’on considère, comme cela semble être le cas le plus souvent, que chaque compositeur a le sien et/ou que ce style se définit nécessairement par la recherche un peu schizophrénique d’un refuge loin de la tonalité et bien que le retour à elle, tout en étant très progressif, semble inéluctable.

La conception du compositeur, seul dans sa tour d’ivoire imaginant un style qui n’appartiendrait qu’à lui mais qui se « désuniversaliserait » aussi vite qu’« universalisé » arbitrairement, est devenue obsolète mais des réflexes anciens demeurent, celui notamment du créateur ne se distinguant que…ou se distinguant principalement…par son langage et non par son message.

Quant à la question de la désaffection du public à l’égard de la musique encore inconnue (je préfère de beaucoup l’adjectif « inconnue » à celui de nouvelle, de moderne ou, surtout, de contemporaine, adjectif usé jusqu’à la corde au point d’en être devenu l’enseigne d’un passé révolu), on peut y trouver plusieurs causes.

La première est la scission qui s’est produite, dans les années 1950 et suivantes, entre un public dit traditionnel et un public « ouvert » enfin (!) à la musique inconnue ; d’où l’existence, pendant plusieurs décennies, de deux publics, celui appelé traditionnellement le « grand public » pour des raisons de nombre, attaché aux musiques déjà connues, et le public réputé plus intelligent mais limité et toujours identique (les transhumances de public téléguidé dans les festivals de musique contemporaine, après 1950, sont restées dans toutes les mémoires), curieux, lui, de tout ce qui se faisait de neuf en musique, au sens de « qui n’avait pas été fait avant » (une attitude consommatrice de la musique, calquée sur les réflexes productivistes de la société dite justement de consommation).

La deuxième tient aux conséquences de cette scission : cantonnés chacun dans leurs salles favorites (les grandes salles connues pour le premier public, le théâtre Marigny, puis de l’Odéon, puis de Chaillot, enfin la Philharmonie de Paris pour le second), ces deux publics ont dérivé chacun de leur côté en s’ignorant de plus en plus et en ruinant, d’une certaine manière, à la fois une part de la vie économique de la musique et la possibilité donnée aux musiques inconnues de s’intégrer au répertoire des musiques connues. Les programmes outrageusement spécifiques des concerts destinés à ces deux publics ont définitivement fait exploser ce qui aurait dû être l’unité foncière de la musique ; cela ne s’était jamais produit auparavant. Les musiques inconnues devaient impérativement se marier avec les musiques connues, le public de celles-ci devant impérativement admettre qu’une fenêtre devait être ouverte régulièrement sur la musique des vivants. L’absence de programmes vraiment mixés a profondément nui à la musique des vivants mais n’étaient-ils pas un peu ou beaucoup responsables ?

La troisième, paradoxalement, est que la musique savante qui avait son public est devenue trop savante pour un public que la masse de la population marginalisait déjà. En croyant être savant en étant trop élitiste, les compositeurs vivants de la seconde moitié du XXe siècle ont tiré sous leurs pieds le tapis de la naissance d’un public spécifique car ce n’est pas en se coupant du public de la musique, en général, qu’ils pouvaient espérer ensuite l’intégrer au forceps, en lui imposant que, tout savant qu’il fût, il était « le plus con » qui soit. Le plus nombreux est resté, le traditionnel, le moins fréquent est mort de sa belle mort, le trop savant.

La quatrième tient à la difficulté des œuvres présentées, la difficulté d’exécution résultant d’une extrême et souvent inutile complexité de l’écriture musicale, difficulté d’exécution ayant progressivement découragé de les programmer pour deux raisons : une raison économique – en obligeant à toujours plus de répétitions, les compositeurs se sont tirés une balle dans le pied (on n’est plus en 1913, lorsque Pierre Monteux pouvait se permettre de faire 104 répétitions pour l’exécution en public du « Sacre du printemps » de STRAVINSKI) – et une raison musicale ,- en rendant l’apprentissage des œuvres toujours plus longs et plus difficiles même pour des musiciens chevronnés, ils ont fini par les décourager d’avoir envie de monter des œuvres nouvelles ou même d’en reprendre (je me souviens d’une œuvre de BUSSOTTI reprise par l’Orchestre National de France et dont l’un des solistes me disait, avec un regard de chien battu, que, bien que l’ayant déjà jouée dix ans auparavant avec le même orchestre, il n’arrivait plus à se souvenir de quoi que ce soit, au même titre que ses collègues, et qu’il fallait tout reprendre à zéro !)

La cinquième et dernière raison a été l’absence, pour les quatre raisons précédentes, d’une diffusion méthodique et généreuse des œuvres nouvelles, sauf agréées par la camarilla contemporaine, qui avait envahi les instances décisionnaires de la radio nationale.

Il est résulté de cette situation convergente, de plusieurs horizons à la fois, deux désintérêts : celui des professionnels de la musique et des grandes formations symphoniques, notamment, pour les musiques inconnues, et un non moins grand du « grand public », dès lors qu’on ne lui offrait même pas le droit ou la possibilité de les accepter ou de les refuser, au moins d’y être confronté de manière équitable et démocratique.

Aujourd’hui, la balle est dans le camp des compositeurs, qui vont mettre une ou deux générations à « remonter la pente » du retour du public dans leur giron, à la condition d’écrire des musiques suffisamment nouvelles émotionnellement, pour être stimulantes, et suffisamment séduisantes sensoriellement, pour être irrésistibles. Il y en a dans la génération des 40-50 ans ! Faisons-leur confiance. Reste leur promotion qui, dans un contexte de musiques souvent primaires à la télévision et au cinéma, est entièrement à faire et sera à réinventer, même si l’exemple d’Ennio MORRICONE et de Nino ROTA, deux remarquables compositeurs sur le plan de la culture et de la formation, auront laissé dans tous les publics des traces infiniment plus importantes que BOULEZ ou STOCKHAUSEN.

9 – Le compositeur Jacques CASTÉRÈDE (1926-2014), interrogé par le musicologue Ludovic Florin (Les Amis de la Musique française – Janvier 2006 –) déclarait que, selon lui, les compositeurs n’exerçaient pas d’influence sur notre société. Quel est votre point de vue ?

Si l’on s’en tient à une influence de type sociologique, économique, médiatique ou psychologique, effectivement le compositeur d’aujourd’hui n’a pas d’influence sur sa société et Jacques CASTÉRÈDE a raison. Mais, sans doute faut-il dépasser les apparences, puisqu’aujourd’hui et dans tous les domaines le plus imbécile comme le plus intelligent, le plus inutile comme le plus utile peuvent avoir à peu près la même influence, sans rapport avec le contenu ou l’intérêt de celle-ci. Le monde d’aujourd’hui est un monde où l’influence n’est pas relative à la qualité des personnes et à leur discours, qu’il soit verbal ou sonore, mais à la puissance de leur voix et à leur rayonnement médiatique : le compositeur, comme beaucoup de créateurs, parce qu’il est un homme de silence intérieur, n’est pas de ceux dont la psychologie est capable de donner une marge d’influence évidente. De plus, une influence aujourd’hui se mesure, en dehors du champ médiatique, à l’ampleur du domaine où elle s’exerce et qui n’est pas, de toute évidence, le champ artistique, même si celui-ci n’est pas négligeable.

Par contre, je peux faire une réponse moins générale et plus positive en trois temps :

  •  1 – le compositeur est un personnage trop intériorisé pour avoir le temps, l’envie et la capacité d’influer sur la marche de sa société, même s’il peut avoir des idées et des engagements mais qui resteront toujours en deçà de celui réservé à la musique (on se souvient du personnage beethovénien, révolutionnaire avant la lettre, après la lettre et pendant la lettre, soit un rêveur de révolution permanente, toujours déçu mais toujours renaissant, ce qui risque d’être incompatible avec une influence réelle).
  •  2 – la musique sert souvent d’adjuvant dans différents lieux ou moments de la vie en société , quel que soit son type, son genre, ce à quoi elle sert, le support dont elle se sert, les activités qu’elle sert, artistiques ou non artistiques, les médias qui la véhiculent même en la reléguant au second plan – cinéma, théâtre, télévision, radio, téléphone, transports en commun : les annonces musicales et souvent sympathiques bien que brèves, par exemple, des stations du tramway parisien, les jingles de toutes sortes, comme mises en condition accélérées de l’auditeur ou du téléspectateur sans respect extrême pour la musique elle-même et ses différentes composantes, logos sonores dont la mode s’est développée depuis quelques décennies pour faire reconnaître une entreprise, la SNCF par exemple, ou se souvenir d’elle comme une émission de télévision, « Apostrophes » autrefois, l’émission littéraire de Bernard PIVOT -.

De tout cela on déduira que la musique est plus que jamais nécessaire à la vie de la société du XXIe siècle et que celle-ci garde une force incontestée et incontestable : que dirait-on d’un journal télévisé annoncé c’est-à-dire « désannoncé » par un grand silence, qui en deviendrait impressionnant et le rendrait encore plus impressionnant ? Il faut de la musique pour annoncer quand ce n’est pas encore commencé, rappeler avant que cela commence, ensuite faire patienter pour dire que cela va commencer et, éventuellement, permettre de s’impatienter, enfin faire se souvenir quand c’est terminé et assurer la pérennité de ce qui n’est pas pérenne, par principe : la musique est donc une espèce de soudeur psychologique étonnant qui relie dans le temps ce qui ne fait qu’y passer.

  • 3 – compte tenu de cette importance du monde sonore, le compositeur peut avoir une influence indirecte très importante : combien de musiques de théâtre ou de films policiers ne spéculent-elles pas sur un usage habile du procédé de la « pédale harmonique » pour accompagner un épisode tendu ou même créer la tension nécessaire à la dramatisation de celui-ci. Un exemple savoureux et instructif en a été fourni par Ennio MORRICONE dans la musique du film « Mission », composée par lui : pour accompagner une fuite dramatique dans la jungle, où les héros sont égarés et risquent la mort, il choisira de composer une fugue, la forme la plus complexe de la musique traditionnelle qui soit, entrelacs de lignes assimilable à l’entrelacs des arbres dans la forêt, mais en langage sériel, la langue musicale la plus déroutante pour un public non averti ! Belle leçon de la part d’un grand professionnel de la musique qui a su démontrer, par là, que la fugue est une construction complexe où un profane de la musique peut s’égarer et le sérialisme un système déroutant où il est sûr qu’il s’égare parce que les repères de la tonalité sont perdus et que les auditeurs en sont perdus : rien de mieux pour un moment du film, où tout le monde est égaré dans la forêt impénétrable d’une Amazonie profonde, les acteurs parce qu’ils le sont réellement, les spectateurs parce qu’ils le seront virtuellement.

Si l’on adopte cette analyse en trois plans, le compositeur a une grande influence non pas sur la marche de la société mais sur la vie en société.

10 – Quels sont les œuvres de vos confrères ou consœurs qui vous touchent particulièrement ?

Parmi ceux que j’appellerai les notables de la musique, je retiendrai particulièrement Arvo PÄRT, toujours vivant, et Kryzstof PENDERECKI, récemment décédé, deux octogénaires qui ont donné et donnent encore, pour l’un d’entre eux, l’exemple d’une jeunesse créatrice assez stupéfiante. Leur cas est d’autant plus intéressant qu’après avoir été tous les deux de très actifs « révolutionnaires » dans leur jeunesse, PÄRT en étant un sérialiste à tous crins, habit qu’il abandonnera vers la cinquantaine pour devenir le ressusciteur d’un mélodisme modalo-tonal très « touchant », PENDERECKI, en étant le promoteur des clusters dans une musique où le discours, délié de l’envie d’horizontalité, était remplacé par celui d’une épaisse verticalité contractée, après quoi il deviendra, dans les trente dernières années de sa vie créatrice, le porte-drapeau d’une tonalité enrichie, aux hormones de la note étrangère et de sa tension génératrice.

De ces deux géants de la musique encore neuve je retiendrai du premier, PÄRT, le « Stabat Mater » ou le « De Profundis », ce dernier admirable de recueillement et d’intimité sonore, et du second la 7ème Symphonie pour récitant, solistes, chœurs et orchestre « Les Sept Portes de Jérusalem », une œuvre imposante par l’effectif, l’intériorité, la puissance dramatique et, en même temps, la capacité à la sérénité.

On notera, pour les deux, un retour spectaculaire à l’écriture chorale émouvante, à l’image des grands chœurs de la musique antérieure (MOZART dans le Requiem, BEETHOVEN dans la Missa solemnis, VERDI dans les chœurs de Nabucco, DEBUSSY dans le n° 3 des « Nuages » intitulé « Fêtes » etc.) et aussi à l’inspiration religieuse, comme si le retour à une écriture musicale équilibrée devait s’accompagner d’une inspiration de caractère « divin », comme on en gratifiait MOZART.

Pour ce qui est des « jeunes loups » ou encore « jeunes loups » de la composition musicale, les moins de 50 ans pour Karol BEFFA (1973 ── : 47 ans), les moins de 40 ans pour Fabien TOUCHARD (1985 ── : 35 ans), je citerai du premier la « Nuit obscure » pour voix de femme et cordes, sur quatre poèmes de Saint Jean de la Croix, et du second « Le Silence tombe en moi comme un fruit » pour voix de femme, violoncelle et piano, sur quatre poèmes de la poétesse suisse Anne PERRIER.

La première de ces œuvres respire le recueillement, un recueillement fait d’inquiétude et de sérénité, de tension et d’extrême détente, d’explosions profanes et d’ascension mystique, la seconde d’une grande économie et sobriété, sobriété heureuse comme dirait Pierre RABHI, faite de transparence et d’obscurités, de fluidité et de densités rompues, de pureté poignante et de limpidité étincelante. Chacune a son style propre mais les deux compositeurs ont en commun, c’est cela l’important, une totale indépendance affichée à l’égard du langage et des querelles de systèmes, appelant à leur rescousse toutes les possibilités sonores, mélodiques et harmoniques naturelles, sans oublier des accords parfaits et même des inflexions mélodiques tonales ou modales.

Karol BEFFA n’hésite pas à écrire tonal en majeur-mineur, ce qui correspond à la suite des sons harmoniques, à la condition que ceux-ci et, notamment, les tierces majeure et mineure, soient placés à la bonne hauteur c’est-à-dire à la hauteur relative dans l’ordre des résonances, Fabien TOUCHARD ne recule pas devant la confection d’une mélodie modale de style médiéval sur un matelas harmonique naturel délicieusement résonant au piano, si le contexte et l’objectif expressif le demandent ou l’exigent.

Voilà une génération qui sait, qui saura sans doute longtemps – il faut l’espérer – ne se fier qu’à la séduction du monde naturel de la résonance et à l’émotion qu’elle fait naître pour plaire à nos oreilles et nous toucher sans nous heurter, en dépit des dissonances nombreuses mais intégrées du monde naturel de la pyramide harmonique.

Enfin, de la nuit au silence il n’y a qu’un pas et de la mort qui entraîne l’homme vers les deux à l’espoir mystique il n’y a qu’un deuxième pas, qui fait se rejoindre les deux œuvres sur le chemin de la spiritualité profonde de la musique, quel qu’en soit l’objet.

11 – Avez-vous connu les compositeurs Jean-Jacques WERNER et Pierre ANCELIN, grands amis de l’association des AMF ?

Je les ai fort bien et fort amicalement connus, le premier comme collègue, puisqu’il était directeur du Conservatoire de Fresnes en banlieue parisienne, et comme chef d’orchestre respecté et largement dévoué à la cause des jeunes compositeurs à la radio nationale, le second d’abord comme collègue en tant que compositeur puis comme subordonné en tant qu’Inspecteur général des Conservatoires municipaux de la Ville de Paris, lorsque j’étais moi-même directeur de conservatoire à Paris (6e arrdt., CNR puis 17e arrdt.) de 1980 à 2014.

J’avais noué avec les deux des liens d’amitié très forts, d’abord comme compositeur, puisque tous les deux l’étaient, et comme collègue ensuite puisque tous les deux étaient aux prises journalières avec les problèmes des directeurs de conservatoire. Les deux réussirent d’ailleurs remarquablement bien, WERNER en faisant du conservatoire de Fresnes, durant plusieurs décennies, une des meilleures maisons de la région parisienne, ANCELIN en forgeant à la force du poignet l’unité de l’ensemble « Conservatoires municipaux de la Ville de Paris », très dispersé et disparate avant lui, effort qui aboutit à une municipalisation intégrale des établissements et des personnels à partir des années 1990.

J’eus le plaisir avec ma femme, en Septembre 2016, de déjeuner avec Jean-Jacques WERNER et sa femme, la violoniste Annie JODRY, sur invitation de Christian LESUR, le fils de DANIEL-LESUR, dans sa très belle propriété du Morbihan, sur la rivière d’Etel. Ce fut, par un hasard étonnant et malheureux, deux mois avant la disparition d’Annie JODRY et un peu plus an avant celle de Jean-Jacques WERNER, qui mit ses derniers instants au service de son opéra « Le Mendiant de la grâce », créé un peu plus tard à Strasbourg, création après laquelle il quitta la scène terrestre, comme si tout était accompli.

Quant à Pierre ANCELIN, il disparut non moins brutalement en 2001, à peine un an après avoir pris sa retraite, à la suite d’une chute dans l’escalier de son domicile qui précipita sa mort. Je lui avais téléphoné en Octobre de la même année, amicalement, pour savoir comment sa retraite se passait. Il me remercia et me dit ceci : « Tu es le seul des dix-huit directeurs de conservatoires de la Ville de Paris à prendre de mes nouvelles…comme si je n’avais rien fait pour eux » (sic). Ce furent, pour moi, ses derniers mots mais, comme je voulais lui rendre hommage, j’écrivis ensuite, à la demande du flûtiste Pierre-Yves ARTAUD pour son ensemble, une œuvre pour flûte solo et orchestre de flûtes, intitulée « Flûtes à foison – hommage à Pierre ANCELIN », qui fut créée à Paris par son petit-fils, brillant flûtiste expatrié en Allemagne, Mathieu GAUCI-ANCELIN.

Nous nous respections et travaillions ensemble très chaleureusement, même si j’étais le benjamin du trio. Ils étaient à la fois ce qu’on appelait autrefois d’« honnêtes hommes » et qu’on appellerait aujourd’hui d’« honnêtes compositeurs », toujours soucieux de l’expressivité en musique.

12 – Pouvez-vous évoquer l’Union Nationale des musiciens que présidait Henri Sauguet ?

Je me souviens très bien de cette association, qui visait à réunir les compositeurs indépendants, « race » honnie par les démiurges intolérants du totalitarisme docécaphonico-sérialisto-stochastico-concrèto-électronico-numériques. J’en fis partie, tout en n’étant qu’un membre parmi d’autres.

Cette union avait pour but de préserver l’indépendance des créateurs, en évitant les censures, auto-censures et autres interdictions officielles, mais son influence fut, me semble-t-il, limitée, alors qu’elle aurait dû être le creuset d’un renouveau de la musique, non la caverne où se réfugiaient les compositeurs rejetés par la camarilla boulézienne mais le porte-drapeau de tous les compositeurs professionnels, soucieux de défendre leur art et leur droit à l’indépendance, à l’abri des jugements de valeur et de l’arrogance théoricienne.

Il est vrai que la personnalité de SAUGUET aussi sympathique fût-elle, ne le prédisposait pas vraiment à avoir une action très dynamique, lui qui se qualifiait avec un sourire touchant et modeste de « petit saute-ruisseau » du milieu musical. Il aurait fallu un lutteur face à BOULEZ et SAUGUET était beaucoup trop poli pour l’être, ce que BOULEZ n’avait jamais été en parallèle, n’hésitant pas à injurier ses confrères.

13 – Vous êtes également musicologue. Sur quels domaines ont porté vos recherches ?

Mes recherches ont porté essentiellement sur « Le Renouveau de la Symphonie française entre 1870 et 1918 » : c’est d’ailleurs le titre de ma thèse en deux volumes, l’un consacré à l’aspect historico-musicologique du renouveau, l’autre à l’étude des six grandes symphonies qui ont marqué ce temps, celle de FRANCK, la Symphonie cévenole pour piano et orchestre de d’INDY, la symphonie pour orgue et orchestre de SAINT-SAËNS, celle de LALO pour orchestre symphonique et les deux plus récentes, celles de CHAUSSON et DUKAS.

Le premier volume s’intitule « Le problème franco-allemand », le second « Les œuvres symphoniques : FRANCK, d’INDY, SAINT-SAËNS, LALO, CHAUSSON, DUKAS ».

En travaillant sur ce sujet, à la suggestion de mon directeur de thèse Norbert DUFOURCQ, également éminent professeur d’Histoire de la Musique au C.N.S.M. D. de Paris, qui fut étonné que le jeune collègue que j’étais pour lui (j’avais été nommé professeur de contrepoint dans le même établissement quelques années auparavant, en 1978) vînt se soumettre à la « férule » ô combien amicale et bienveillante de son aîné, pour parfaire une formation à laquelle je pensais depuis longtemps.

C’est lui qui me suggéra le sujet, étant entendu qu’on n’avait pas travaillé sur lui pour, au moins, une raison, celle que les relations esthétiques avec l’Allemagne avaient très compromises par la première guerre mondiale (à part BEETHOVEN, pour qui la France fit beaucoup avec le chef HABENECK et l’orchestre du Conservatoire de Paris, dans toute la première moitié du XIXe siècle, les grands symphonistes allemands furent quasiment interdits de concert en France entre 1920 et 1940), et celle qu’il n’était pas forcément très bien vu de l’« establishment » musical français, après la défaite de 1870-71, qu’un compositeur de notre pays s’approprie une forme passée de mode au profit de l’opéra et illustrée par au moins un grand compositeur allemand : l’académisme esthétique mais aussi historique avec tous ses défauts avait encore frappé. L’imbrication du problème esthétique et du problème historique était un beau sujet de réflexion, pour démontrer que, si les hostilités entre pays jouent un rôle dans l’évolution des arts et des artistes, la musique a un caractère tellement universel qu’elle peut les transcender et ses œuvres réconcilier les opposés.

L’école symphonique française de ce temps fut non seulement un grand moment de la musique dans son ensemble, mais aussi de la musique pure, dans sa résistance à la mode. La symphonie resta encore longtemps après l’apanage de la musique allemande, dans l’esprit des critiques et des esthètes (voir BRAHMS répondant à SAINT-SAËNS qui venait le rencontrer chez lui : « Il n’y a pas de symphoniste français » ! ou MAHLER, encore considéré comme un meilleur symphoniste que les français, bien que sa gloire ne se développera en France qu’après la fin de la seconde guerre mondiale, comme pour BRAHMS d’ailleurs).

L’étude des relations conflictuelles entre la France et l’Allemagne, au travers de la forme « Symphonie », permettait de rectifier l’opinion que l’on avait du génie respectif de ces deux pays, en insistant, d’un côté, sur le fait que l’Histoire n’est jamais absente de l’évolution esthétique mais, de l’autre, qu’il est imprudent d’attacher la notoriété d’une forme aussi imposante que celle de la Symphonie à quelques compositeurs choisis ou à un horizon déterminé.

C’était aussi, pour moi, l’occasion de rendre à l’École franckiste ce qui revient à l’École franckiste et de remettre à sa place, seulement historico-politique, l’opposition franco-allemande, décalque esthétique de conflits internes. Les compositeurs français ont été encore de grands symphonistes (voir ou, plutôt, entendre les symphonies de SAUGUET et de LE FLEM, d’HONEGGER et de RIVIER, de DUTILLEUX, de JOLIVET et de LANDOWSKI).

Démodée en tant qu’hors du temps, la forme de la Symphonie a peut-être encore de beaux jours devant elle et ce que certains ont pu considérer comme un passéisme, celui de l’École franckiste, qui n’était ni lyrique, ni avant-gardiste, est resté un témoignage de modernité pour l’époque et pour notre époque, trop hâtive à rejeter dans les ténèbres d’une post-modernité fanée les fruits d’une modernité vraie en son temps.

Ce travail m’a permis, au demeurant, de découvrir, par exemple, quelques pépites musicales, des merveilles d’écriture harmonique chez LALO, la confirmation de la fermeté de l’architecture symphonique chez CHAUSSON et DUKAS, l’audace de d’INDY sous des dehors apparemment superficiels parce qu’empruntés au folklore, la noblesse de la Symphonie avec orgue de SAINT-SAËNS et l’admirable tissage contrapuntique de celle de FRANCK.

14 – Avez-vous un souvenir particulièrement marquant dans votre carrière de compositeur ?

J’en ai deux, à la vérité, concernant deux maîtres, pour lesquels j’ai encore le plus grand respect et la plus grande considération, MESSIÆN, mon professeur d’Analyse, et JOLIVET, mon professeur de composition au C.N.S.M. D. de Paris, les deux souvenirs datant de la même année, 1965.

Le premier est relatif à la création de l’œuvre « Et expecto resurrectionem mortuorum » pour ensemble de cuivres d’Olivier MESSIÆN à la Sainte Chapelle à Paris, et le second le concert-anniversaire offert par les concerts Lamoureux à André JOLIVET pour ses soixante ans avec, en soliste, Maurice ANDRÉ pour l’exécution de son célèbre concerto pour trompette et orchestre.

De voir mes maîtres ainsi honorés m’a beaucoup ému (cette émotion m’est restée) et me donne le plaisir de vous dire encore aujourd’hui, cinquante-cinq ans après…que j’y étais (!) et que, tant pour l’un que pour l’autre, comme élève et admirateur, j’eus, ces deux jours-là, l’impression de participer un peu de leur carrière musicale et de l’Histoire de la Musique en France ; ce fut aussi une manière d’approcher le mystère de la création et d’entrer dans l’éternité de la musique par la grande porte.

15 – Sur quelle œuvre travaillez-vous actuellement ?

Jusqu’à maintenant je ne travaillais sur aucune œuvre, faute de sollicitations, tout en pensant à deux projets : une réduction pour quatre voix a cappella de mon « Nouveau Magnificat » d’après le Grand Magnificat à 6 voix de MONTEVERDI, très développé dans sa version première (trois quarts d’heure), et la composition d’une œuvre originale pour voix de femmes et violoncelle solo sur un texte de ma fille, Clémence, très bonne écrivaine.

Le hasard vient d’en décider autrement, même si ces deux projets restent d’actualité car une flûtiste américaine, qui va jouer à Bâle (si le virus le permet…), le 14 Décembre 2020 dans un récital pour flûte solo, la 1ère de mes cinq pièces réunies sous le titre de « Quena », intitulée « La Sérénade souterraine » m’a proposé de lui écrire une œuvre, dont je ne sais pas encore si elle sera pour flûte seule ou pour flûte et…(mon ancienne élève d’Analyse au C.N.S.M. D. de Paris, Yoko OWADA, excellente flûtiste japonaise diplômée de cet établissement, a déjà interprété l’ensemble des cinq pièces réunies sous ce titre en France, à l’étranger et plusieurs fois au Japon).

Toujours est-il que ce projet m’intéresse doublement, en lui-même et parce que je suis en train de terminer un ouvrage, intitulé « Être ou ne pas être…compositeur », sur ce que fut au cours des âges et jusqu’à une époque récente et sur ce qu’est ou peut être aujourd’hui l’art de créer musicalement : l’occasion me serait ainsi fournie de me mettre à l’épreuve une nouvelle fois, la composition étant un éternel recommencement, et de mettre à l’épreuve mes idées sur l’évolution de la musique et du langage musical, après une seconde partie de XXe siècle bien bousculée par ces tempêtes que furent les annonces, à grand renfort de trompettes médiatiques, des multiples styles mort-nés qui y vu le jour et dont on peut se demander où pouvait bien se loger l’ambition d’universalité, que toute création artistique a.

Il est temps de revenir à l’émotion pure et à l’intention directe.

La modernité est là et reste là et ce qu’on appelle aujourd’hui post-modernité, soit retour en arrière, soit nouvelle modernité, ce qui est un pléonasme, ne tient pas devant la seule modernité qui existe, celle de la séduction et de l’émotion dans le présent et dans le présent exclusivement mais dans le présent de tous, quels que soient les âges autant des auditeurs que des créateurs, des générations que de leurs époques, les anciennes ou les contemporaines.

La modernité, à laquelle tous les créateurs ont envie de se référer, est une horloge qui donne l’heure du présent, lorsque celle-ci, sans oublier l’heure du passé, est capable aussi de donner l’heure du futur.

« La véritable personnalité pour un musicien

Est de ne pas chercher à en avoir une »*

(Maurice RAVEL)

* Revue Excelsior, 30 Octobre 1931

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