ANCELIN Pierre
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Pierre ANCELIN (1934-2001), compositeur
En 1975, il fonde l’UNCM (Union Nationale des Compositeurs de Musique) avec André Jolivet, Daniel-Lesur, Henri Sauguet, Jean-Jacques Werner, union qu’il présidera jusqu’en 2000.
Nommé en 1978, par Marcel Landowski, Inspecteur général de la musique à la ville de Paris, il rénovera durant vingt-trois ans en profondeur la vie musicale des conservatoires Municipaux.
Le 19 octobre 2001, deux mois précisément avant sa disparition, le 19 décembre 2001,
Pierre Ancelin m’adressait quelques réflexions précieuses
« […] Quand nous fondâmes, Sauguet, Philippot, Lesur, Jolivet et moi-même l’UNCM, nous avions l’espérance d’éveiller les consciences à l’idée de la nécessité d’atteindre nos publics par nos œuvres – et non par des polémiques verbeuses ou insultantes. Les factions culturelles ont mené de tout temps un jeu trouble où l’intolérance avait sa large part ; elles ont gâché ou occulté des trésors d’humanité et d’art qui ne demandaient qu’à rayonner et faire s’épanouir les gourmandises musicales des uns ou des autres…
La jeunesse, est avenir du monde, est un peu l’espérance de la musique française et des compositeurs vivants Si elle s’empare des œuvres qui jonchent ce siècle et dont certaines sont des diamants. Un compositeur n’a d’existence “authentique” que lorsque son œuvre est jouée, entendue, propagée. Sinon il n’est qu’une image sainte dans un livre pieux, une icône, une relique ! C’est en tout cas ce que mes confrères et moi, nous pensons avec une belle unanimité ! […] »
Pierre Ancelin
Lionel PONS
Pierre Ancelin vient de nous quitter avec la discrétion qui était la sienne ; la nouvelle nous a valu tout au plus une modeste annonce dans les journaux télévisés, mais aucun concert, aucun hommage n’est venu saluer la mémoire, l’œuvre et la pensée de l’un de nos plus grands compositeurs français. Sans doute faut-il y voir un signe de cette indifférence au fait humain et artistique qui marque notre temps, et contre laquelle il nous faut élever un tant soit peu la voix.
Conjuguer une vocation de compositeur, des aspirations esthétiques précises, une haute idée des devoirs et de l’art du musicien avec des responsabilités officielles relève d’une difficile gageure que beaucoup ont perdu. Pierre Ancelin aura su rester lui-même, que ce soit devant sa table de travail ou dans le cadre des nombreuses fonctions qui furent les siennes.
L’attitude de Pierre Ancelin compositeur était celle d’un artiste œuvrant à cœur largement ouvert, et par la même, hostile à toute forme de dogme susceptible d’entraver une liberté de création qui, pour lui, faisait partie intégrante du message qu’il savait avoir à délivrer. Les turbulences qui agitèrent le monde musical, particulièrement en France dans les années 50-60, ne l’ont ni épargné, ni laissé indifférent. Il ne pouvait souscrire à la mode du « hors ma vérité, point de salut » qui faisait alors tant d’adeptes parmi les jeunes compositeurs de sa génération. L’expression, en tant que finalité, devait primer sur les impératifs de langage ou de technique, et ce credo, pourtant exempt de toute démarche exclusive, valut à Pierre Ancelin de se retrouver peu à peu écarté des programmes de concert, alors même que les trop rares exécutions de ses œuvres emportent toujours l’adhésion du public, souvent beaucoup plus clairvoyant que ce que l’on pense.
Il ne saurait être question, dans ce qui se veut un hommage, de tenter, ni même d’ébaucher une analyse des éléments qui constituent le langage si personnel de Pierre Ancelin, mais il est impossible de brosser un portrait de cet attachant musicien sans entrer un peu plus avant dans sa musique, tant il est vrai qu’elle le reflète tout entier. L’art d’Ancelin ne saurait être défini en quelques lignes, il est un subtil alliage de vigueur et de sensibilité, toujours changeant et toujours fidèle à lui même. L’épanchement naturel de la ligne mélodique qu’il maîtrisait parfaitement, l’a poussé plusieurs fois vers le théâtre lyrique. De ce pan important de sa production, il nous faut détacher tout d’abord Le Journal d’un fou, opéra d’après Gogol pour baryton et orchestre (1974). Cette œuvre majeure est à ranger aux côtés du Krapp1 de Marcel Mihalovici (1898-1985) parmi les pages incontournables écrites pour cet effectif inhabituel. Redoutable concerto pour voix et instruments, elle est un vertigineux kaléidoscope qui nous plonge, avec le narrateur, dans les tréfonds de l’âme humaine. Ouvertement atonal, mais d’une atonalité libre qui ne doit rien à des règles abstraites, le langage atteint d’emblée une intensité qui touche forcément l’auditeur, même le moins averti. Dans Filius Hominis (1989), la préoccupation est légèrement différente, puisque nous sommes en présence d’un opéra sacré (le texte étant signé de Raphaël Cluzel, fils adoptif d’Henri Sauguet dont Pierre Ancelin fut l’un des plus proches amis). Force, souffle puissant au service d’une pensée rigoureuse, clairvoyance et profonde humanité sont les maîtres-mots de cette page inclassable qui compte parmi les plus vibrantes que le siècle qui vient de s’achever nous laisse.
Dans le droit fil de cet instinct de la vocalité qui caractérisait Pierre Ancelin, et dont il usait sans servilité aucune, la mélodie devait logiquement jouer un rôle central. Prenons-en pour exemple les Cinq poèmes de Pierre Migaux (1972). L’économie de moyens que s’impose le musicien pour mieux cerner le paysage intime que suggèrent les poèmes le pousse à éliminer tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une séduction factice, à un sortilège harmonique. La déclamation épouse au plus près les inflexions du texte en respectant une prosodie savamment étudiée. L’ambitus n’excède pas celui de la confidence à mi-voix. Le piano, véritable partenaire à part égale d’un dialogue poétique, utilise souvent des formules répétées de quelques accords, des cellules que le compositeur transpose sous la libre évolution de la partie vocale. La brièveté de chacune de ces mélodies ne les empêche pas d’être toutes parfaitement achevées et de constituer un tout viable, comme de précieux instants arrachés au silence.
L’orchestrateur-né qu’était Pierre Ancelin ne nous laisse pas moins de 6 symphonies (dont la magnifique sixième : Iles) et six concerti pour flûte, violon, violoncelle, hautbois et piano, 4 flûtes et percussions, orchestre, ainsi qu’une symphonie pour instruments à vents. Ici encore le propos du musicien est de retranscrire une nécessité intérieure, et non d’étaler une virtuosité ou un savoir-faire. La technique, aussi bien du créateur que de l’instrumentiste n’est que le vecteur d’une pensée sans concession soucieuse avant tout d’équilibre et d’intensité.
Pierre Ancelin n’est plus, et sa musique nous reste. La formule est usée, mais elle retranscrit bien la responsabilité qui est la nôtre, c’est-à-dire de l’aider à vivre, à aller à la rencontre de cet « Autre » universel pour lequel elle est écrite et qui persiste encore à la mal entendre, alors qu’elle est et demeure un bouleversant témoignage d’humanité intemporelle.
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1. Opéra en un acte pour baryton et orchestre, d’après la pièce Krapp’s Late Tape (1958) de Samuel Beckett (1906-1989), composé en 1959.