FAURÉ Gabriel, les treize barcarolles

John Singer Sargent, Gabriel Fauré (vers 1889) © Paris, Cité de la musique


 

 

« C’est au genre de la barcarolle, s’il fallait choisir, que le nom de Fauré mérite d’être lié à jamais. Non seulement parce qu’il est, de tous les compositeurs, celui qui lui a consacré le plus d’œuvres et de temps (treize barcarolles, et quarante ans de sa vie), mais parce qu’un genre en perdition trouve avec lui à se renouveler, à dépasser les bornes où la tradition l’avait maintenu, à passer de l’anecdotique à l’universel.

[…] Où sont désormais les rêveuses gondoles, le clapotis des canaux, la traversée du pont des soupirs ? Halte, on ne joue plus ! L’âme ballottée autant que le corps prend conscience d’une plus grave destinée.

Les dernières barcarolles renoncent à davantage encore. Au charme, à la volupté ; à l’euphonie ensorceleuse ; à la richesse prodigue ; à la vaine virtuosité. Si elles gardent tangage et roulis, c’est pour bercer les souvenirs, parfois les douleurs, comme dans les derniers Intermezzi de Brahms. Ce flot, bientôt, sera celui d’oubli ; cette barque celle du funèbre passeur. Un homme ici inscrit, à l’aide de quelques signes, de plus en plus rares sur la portée, l’inexorable avancée de l’âge. C’est l’évolution, également, des Nocturnes ; mais elle nous touche, dans les Barcarolles, peut-être plus profondément. Le miroir s’incline lentement, qui captait de ravissants paysages, un rêve poétique, un mirage tremblant ; c’est nous-mêmes désormais que l’eau reflète, et qu’elle emporte sans retour. »

Guy Sacre, Comme s’en va cette onde…, présentation du disque de Billy Eidi, chez Timpani.

 

 

Portfolio

Billy EIDI ©


BILLY EIDI DANS L’UNIVERS DES BARCAROLLES

DE GABRIEL FAURÉ

Lionel PONS

Novembre 2017

Les mélomanes connaissent bien le goût du pianiste Billy Eidi pour les répertoires méconnus, les chemins musicaux peu fréquentés dont il est l’un des seuls à nous faire découvrir régulièrement les merveilles. D’Henri Sauguet à Guy Sacre, en passant par Reynaldo Hahn ou Déodat de Séverac, sans excepter la mélodie française1, l’art de Billy Eidi s’est toujours mis au service de ce que la musique peut délivrer de plus secret, et par-là même de plus intense, de plus subtil et de plus délicat. Il était presque naturel que sa curiosité sans cesse en éveil l’amène à visiter le corpus des barcarolles de Gabriel Fauré, et c’est désormais chose faite à travers le CD publié par le toujours courageux label Timpani.

D’aucuns objecteront que lesdites barcarolles sont plus connues et des interprètes et du public que Le Rossignol éperdu de Hahn ou la Sonate de Sauguet, mais à y mieux regarder, Fauré se fait bien rare en récital, et peu nombreux sont finalement les virtuoses à risquer une véritable exploration de cet univers qui, tout en se rattachant esthétiquement à une forme de romantisme frémissant, n’en répudie pas moins le côté « musique d’estrade » au profit d’une poétique de l’intériorité. Il est un fait certain que le piano de Fauré – et plus largement une grande partie de son legs compositionnel – s’inscrit dans une démarche de l’intime. Si Jean-Michel Nectoux associe, dans son ouvrage2 l’art du compositeur au clair-obscur, le terme demande à être quelque peu explicité. L’univers poétique de Fauré n’est pas celui d’un flou complaisant, pas non plus celui d’un clair-obscur dont les zones lumineuses agissent comme autant de révélateurs parfois cruels, à la manière du Caravage. L’atmosphère nocturne, intime, insinuante des barcarolles de Fauré exige de l’interprète la tenue d’un équilibre subtil : clarté et franchise du trait mélodique, liquidité des arpèges, usage de la pédale qui ne doit cependant jamais noyer le propos musical. Le dosage de ce dernier élément s’avère d’ailleurs capital dans une interprétation, tant il est vrai que la pédale doit révéler le contexte harmonique (que les renversements d’accords et les résolutions exceptionnelles nimbent souvent d’une ambiguïté savamment entretenue) plutôt que de le diluer. La liquidité fauréenne, contrairement à l’eau profonde à laquelle se réfère souvent l’imaginaire debussyste, est faite de fluence, d’un mouvement harmonique continu qui s’accommode mal d’une perte de netteté des contours, et l’art de la ligne s’y trouve porté à un point de perfection. L’interprète est le truchement de cette ligne, dont la souplesse, la plasticité et la ductilité ne doivent jamais être remises en question, jamais être conduites à un point de rupture.

Billy Eidi fait partie de ces trop rares artistes pour qui l’œuvre à servir fait l’objet d’un profond questionnement. Sa version des barcarolles a été patiemment mûrie, mais cette probité musicale ne lui confère en rien des traits tirés. Dès l’énoncé du thème de première partie de la Barcarolle n°1, le ton est donné : un naturel dans l’énoncé, une grande franchise mélodique dont la délicatesse ne franchit jamais la frontière de afféterie. Voici enfin Fauré débarrassé des affadissements et autres abat-jours dont on le gratifie trop souvent. La poésie s’épanche en liberté, portée par un art hautement maîtrisé, elle gagne une profondeur, une sincérité et même parfois une âpreté (Barcarolle n°5). Le clair-obscur se fait tranchant, les arêtes mélodiques sont nettes sans sécheresse aucune.

Billy Eidi révèle les barcarolles, dans ce qu’elles ont de plus secret, il en dévoile la poésie sans jamais en renier la pudeur, et le naturel avec lequel il procède ne peut être le fruit que d’une patiente maturation. La Barcarolle n°4 devient source limpide, la n°10 mystérieuse et séductrice, la n°13 un diamant noir aux reflets profonds. Nef de plaisance ou gondole, chacune nous embarque pour un voyage nocturne propice au rêve, tantôt calme et apaisé, tantôt mouvementé. De toute évidence, le pianiste signe ici une intégrale appelée à faire date, et l’on souhaite le retrouver dans les nocturnes et les trop rares préludes du même Fauré, auquel il restitue sans jamais appuyer le trait son énergie, sa force, sa richesse. Il ne sera plus possible, après avoir écouté ce récital, de parler de musique de salon à propos du compositeur, Billy Eidi lui ayant rendu sa pleine dimension. Sans jamais tirer cette musique du côté de la performance gratuite ou de la complaisance, il la restitue dans sa vérité première, et la chose est trop rare pour n’être pas dûment saluée. Voici la réalité de Fauré, son essence exigeante et riche, sa sensibilité vibrante et secrète, la merveille de sa ligne mélodique aux inflexions capricieuses et maîtrisées. Saluons la performance artistique, l’émouvante probité de l’artiste et l’heureuse initiative d’un label dont le courage n’est plus à démontrer. ◊

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On se souvient avec bonheur de la version donnée par lui, avec le baryton Jean-François Gardeil de la très rare Farizade au sourire de rose de Roland-Manuel.
Jean-Michel Nectoux, Gabriel Fauré : les voix du clair-obscur, Paris, réédition Fayard, 2008.

Billy Eidi au piano © Alain Descars 

 

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